dimanche 28 mars 2010

2007 : LA VIE DE CENTURY WEB (1 / SA VIE - 2 / SA CONTRE -VIE)

La vie de Century Web

(1 / sa vie - 2/ sa contre-vie)

A1 Comment je suis conçu

Mes parents décident de faire un enfant, de "me faire". C'est un acte réfléchi. Ils se sont testés après s'être l'un et l'autre essayés à d'autres partenaires, à d'autres genres de vie. Non, ou plutôt oui, maintenant c'est clair, ils font un enfant. C'est moi qui vais être leur chose, leur chose à eux, à eux à deux, le résultat objet de leur vie ensemble. Ils se sont acquis à cette idée et maintenant ils se mettent en pratique. Ma mère arrête la pilule et décide d'arrêter de fumer. Mon père enlève sa capote et endosse le profil de l'homme qui va s'assagir : moins de foot, moins de bières, moins d'amis tardifs et imposés. Ils sont décidément soudés sur le projet que je suis ; et effectivement ils me projettent dans tous les sens. Je suis déjà grand, blond, taureau, puisqu'aujour'hui c'est le 30 août. Le compte j+ 8,5 mois y est bien ; il est urgent de penser à mon avenir. En effet mon papa a mis consciencieusement la petite graine dans Maman il y a quinze jours. Le diagnostic est formel et j'ai d'ailleurs déjà ma photo de petit ovule. Ce n'est pas la dernière photo car je vais être sollicité comme une star. Une société de vidéo propose d'ailleurs déjà à mes parents un film de mes soubresauts dans le ventre de Maman. C'est sans risque disent-ils puisque les médecins le font eux-mêmes ! Pourtant je trouve que l'on pourrait me demander mon avis car cette photo de moi informe qui circule, sans mon consentement, c'est quand même la mienne ! Bien sur je sais - ou plutôt - mes parents savent tout de suite si je suis un garçon ou une fille. Ouf, je suis un garçon, disent-ils alors que moi je n'entends rien et je m'en fous ; de même que je me fiche d'être grand, blond et autres préférences d'adultes puisque je me contente d'Etre. D'autres se chargent pour moi de me "charger", c'est le cas de le dire de tout leur bagage de civilisation qu'ils croient supérieurs. Se sont-ils posée la question de cette supériorité ? Me posent-ils la question pour m'en affubler alors qu'ils ne me connaissent même pas. Dans la pratique, la mécanique de ma vie est sur les rails : l'inscription à la maternité, la désignation du gynécologue qui explique tout à Maman mais laissera faire au dernier moment celle ou celui qui sera de service à deux heures du matin, le nombre de jours qu'elle restera allongée : tout, je vous dis tout, est planifié. Maintenant que tout est en ordre je commence à pousser gentiment le ventre de Maman, ce qui déclenche chez elle et chez mon père voire les amis invités à "toucher" le sentiment que je suis un costaud. Ah mais, je ne me laisserai pas faire disent-ils. De la pugnacité c'est ce qu'il faut aujourd'hui. Et j'en ai, la preuve. Les photos et les vidéos de l'espèce de cordon que je suis circulent partout. Au départ c'est pour savoir comment je suis fait alors que je ne suis qu'en train de me faire. Mais non je suis fait, et même "fait" comme coincé dans un devenir définitif. Les "voyeurs" de mes photos s'habituent à ce que serai petit, brun, fille...on peut s'arranger de tout cela. Mais gare à mes anomalies. Décelées assez tôt -d'où l'urgence des premières photos - mes différences par rapport aux normes sont pointées au fer rouge. Le diagnostic est sans appel pour décider si l'on me garde ou pas ; ou si on peut encore me réparer, comme c'est arrivé à un de mes copains encore dans l’œuf que l'on a sorti puis rerentré à la 21 ème semaine et dont la photo -il y a toujours photo aujourd'hui - a circulé le voyant serrer, de son espèce de palme de main, la main du chirurgien qui venait de le charcuter. Bref je sens que je ne vais sortir du ventre de ma mère que si je suis parfait. Un climat agréable s'installe entre Maman Papa et moi ; et même les proches parents et les amis s'en mêlent. J'entends - non je n'entends rien - que l'on ne me veut que du bien et que l'on va m'en donner, du bien ! La liste de mariage -non pas encore - la liste de naissance s'échafaude sur base de l'inventaire existant. A priori je ne manquerai de rien. Et même d'affection car la rondeur de ma mère devient comme un soleil autour duquel tout le monde rayonne. La femme enceinte irradie. On lui cède sa place, on devance ses désirs. Tout cela à cause de moi. J'allais oublier d'autres préparatifs d'ordre matériels mais hautement importants car c'est avec tout ce que l'on me prépare que je me baladerai ensuite dans la vie. Mon prénom d'abord. Eh pardon, encore plus avant mon prénom, mon nom. Celui de mon père seulement rend jaloux les parents de Maman qui se demandent à quoi sert l'égalité homme-femme. D'ailleurs, "en Espagne, en Amérique, on a bien le droit de mettre le nom de sa mère". Ok, va pour ma Mère dit Papa mais à condition que son nom soit le premier. J'espère qu'ils feront court quand même car je ne veux pas traîner en longueur un nom impossible. D'autant qu'il y a encore de nouvelles possibilités, six variations possibles parait-il ! J'espère qu'ils s'en sortiront car moi je ne peux pas les aider puisque je n'ai même pas conscience d'avoir besoin d'un nom. Un prénom peut-être oui, si c'est pour me caresser l'ouie, comme une tendresse qui m'ira droit au cœur. Pourrait-il y penser alors qu'ils sont là, tendrement il est vrai sur le canapé mais devant StarAcademy à feuilleter l'annuaire des prénoms, pourtant riche de 3500 variantes, qui ne les satisfont pas. Même StarAc est trop classique, trop terroir profond ; alors que, c'est décidé, je devrais être un jeune battant conquérant et séducteur : il me faut un prénom choc et doux. C'est l'impasse, l'angoisse ; je me demande si on me laissera sortir alors que je m'en fous. je veux bien m'appeler "sans nom" ou "anonyme" ou "rien du tout". Heureusement la sœur de la belle-sœur de Maman qui lit Hola, l'équivalent de Voici, mais ici je vais trop loin car à mon stade d'existence je ne sais rien de tout cela ; bref la dite-belle sœur a déniché un superbe acteur américain héros d'une série trépidante qui est vraiment trop top - la série et l'acteur - et il s'appelle "CENTURY". Quoi, CENTURY Maman a-t-elle répétée au moins 20 fois, c'est un nom d'agence immobilière. Ouais, mais je te le jure, la belle sœur a-t-elle dit, c'est un vrai nom et il est vraiment "too much". Cà y est, je suis Century. Century Web (diminutif de Weber qui faisait trop alsacien, et plus "net génération"). Ma chambre bleue est prête puisque je suis un garçon, mon nom est sur la porte comme si je risquais de me tromper. Je crois que c'est les autres qui veulent se rassurer en me mettant déjà une étiquette. Cà sent le pré encarté. Bref, je n'ai quand même pas encore le cartable et puis d'abord je sors si je veux. Non mais ! Je viens quand je veux et comme je veux. Bien que de l'intérieur je sente une agitation qui se concentre sur moi : des exercices pour que je sorte sans douleur pour Maman. Mais songe-t-on à moi pour que je sorte aussi sans douleur. Mais pour souffrir et éprouver une douleur il faut une conscience que je n'ai pas encore dit-on. Alors les autres se chargent de souffrir pour moi et surtout de tout faire pour s'épargner ces souffrances. Je suis véritablement l'objet et non le sujet. J'arriverai réellement sans surprendre sauf peut-être la découverte de ma petite bouille. Et encore ! Je suis sur que les photos vont s'améliorer et que l'on m'aura découvert avant de m'avoir vu. Pourtant et malgré tous ces préparatifs, dans l'effervescence des dernières heures, c'est moi qui dirige la manœuvre : je pousse, je fais craquer la poche d'eau, je fais quand même souffrir, je fais douter et je provoque l'impatience. Quelques heures durant c'est moi qui commande. Tout le monde s'affole. Même les plus méticuleux préparatifs s'avèrent incomplets lorsque je manifeste une exigence imprévue. Bon, il faut quand même en sortir et en finir de cet endroit trop exigu. Je sors. Lorsque l'enfant parait - parait-il - le cercle de famille se réunit et applaudit à grandes joies. Ah oui ! A peine sorti


A2 Comment je suis conçu

Je ne suis rien. Je n'existe pas. J'apparais. Ce qui m'entoure est chaud et bon. Mon explosion est due à la percussion fusionnelle de deux choses (personnes) qui se caressent le cœur, l'esprit, le corps. Ils crient de joie mais ils ne semblent pas savoir pourquoi Ils ont raison ; pourquoi vouloir savoir puisque l'on est là, le bonheur, la joie intégrale. Moi je sais tout cela parce que je suis concrètement cette joie. Je n'ai ni corps ni esprit mais je suis leur bonheur. Pas seulement leur bonheur mais déjà aussi le mien, que je veux bien partager avec eux puisqu'ils savent quand même les conséquences de leur copulation. Ils me désirent et je ne me refuse pas à leur désir. Pour le reste je n'ai pas grand chose à dire. Tout se passe très bien dans le désir et le contact réciproque. Elle me caresse, me parle, exhibe son beau ventre qui m'abrite. Elle ne veut rien de moi et ne me demande seulement si je vais bien. Elle me fait confiance pour grandir, grossir, m'interpeller parfois par des petits coups. Elle comprend mon langage et ne s'en afolle que rarement. Car quelquefois quand même elle ne me comprend pas. Aussi humblement elle fait appel à un médecin qui la connaît bien et qui distingue entre son inquiétude psychologique et un vrai mal. Vu comme cela je me sens rassuré car au retour elle me caresse et m'explique ce qui va, ce qui ne va pas, ce que l'on va faire. Je ne suis pas contre l'écoute si on m'explique ce que l'on fait de moi. Je sens que l'on va m'écouter et m'épauler ; bon départ ! Je ne me préoccupe que de ma santé. Je n'entends rien sur ce que je devrai faire, aurai dû faire, me fera faire. Je suis attendu pour ce que je suis. La seule chose connue est que je ressens de plus en plus et que l'espace devient petit. Il va falloir trouver une solution. C'est parait-il prévu, au bout de neuf mois mais cela je ne l'aurais su qu'après. Je voudrais encore vous dire des tas de choses sur mon bonheur et sur celui de mes parents car je sens qu'ils sont deux à entendre leurs voix différentes. Le bonheur ne se décrit pas. Il est. Je ne voudrai pas tomber dans l'extase de mon bonheur ou dans des comparaisons avec ceux qui naissent autrement. Je n'en sais rien. J'ignore leur existence. Je suis unique, sans comparaison. La médecine m'accompagne puisqu'elle me découvre, mais elle ne me prévient pas puisqu'elle ne sait pas à qui elle a à faire. Je sens que je vais pouvoir les étonner par le simple fait d'exister sans contrainte du préjugé. Je suis le seul à savoir que j'ai un petit zizi, que mes cheveux sont blonds (j'ai tiré une mèche), que je suis grand (je me sens à l'étroit). Le monde s'étend entre mes mains qui s'écartent. C'est déjà énorme si je parviens à y faire tenir tout ce que j'aimerai. Je sens que c'est moi qui choisirai ce que j'aimerai y mettre : comment j'apprendrai, ce que j'en ferai, ceux que je rencontrerai. Les deux dehors ne savent rien de mes idées (je n'appelle pas çà un projet) mais ils me parlent et me disent qu'ils feront tout pour m'aider à être un homme libre. Jusqu'ici nous sommes réellement faits pour nous entendre. Ces gens là sont intéressants. Dès que j'aurais fini ma première constitution je sortirai et irai les voir de plus près. L'heure arrive. Je n'ai pas de regret mais je ne sais quand même pas où je vais. Ma seule certitude est que je suis attendu ; attendu pour moi-même, pour moi seul.


B1 Je viens au monde

Je sors comme je peux du ventre de ma mère. Je n'ai pas le loisir d'observer tout ce qui se passe tant je suis absorbé à essayer le nouvel air autour de moi ; respirer cela s'appelle ! Songez que tout cela est nouveau pour moi. Le premier contact est gentil sur le ventre de ma mère, dans les bras (un peu brutaux) de mon père. Mais je sens que maintenant que je suis dehors et qu'ils m'ont bien devant eux, dans leur bras, je suis leur chose. Ils me prennent réellement comme si j'allais m'échapper. Ils me parlent, m'invectivent et déjà m'interpellent en employant des grands mots du style "tu seras", "tu devras", "il faudrait". Bien sur je vous répète des mots ou des sensations intimes que je n'entends pas réellement mais que je ressens quand même. Ils devraient se contenter de moi et pas déjà me projeter. La famille, les amis, le ban et l'arrière ban arrivent dans cette pièce qui devient presque aussi petite que le ventre de Maman dont je viens de sortir. Sans doute pour faire de la place ils -je sais pas qui mais ils sont tout blanc- me prennent un peu brutalement pour me mettre avec d'autres comme moi, qui crient comme moi, à qui l'on a mis comme moi un bracelet en sparadrap avec marqué dessus un mot. Moi c'est marqué Century Web, avec à côté des chiffres. On ne veut plus ou on ne peut plus me reconnaître par ma seule petite frimousse. Il me faut un code. Je suis encodé pour que je me perde pas ou que je ne tente pas de fuir. J'appartiens à mes parents, à cette clinique, à cette infirmière qui ne veut pas risquer des ennuis en me laissant trop libre. A part ces petits ennuis mineurs, en apparence, je passe mon temps à dormir ou à téter biberon ou mamelon de Maman. Que le sommeil soit bon et que le lait le soit aussi est ma seule préoccupation. Cà baigne mais on prévient quand même Maman qu'il faut surveiller tout cela. Je suis analysé sous toutes les coutures et comparé aux statistiques nationales et même internationales. J'entends déjà des commentaires sur ce que serai ou ne serai pas. Moi je mange et je dors mais d'autres veillent. Les marchands se précipitent pour que je goûte à leurs échantillons gratuits. Déjà on veut acheter mon libre choix à me rendant addict. Une banque me propose un livret d'épargne à taux préférentiel (oui mais lequel ?) si je (mes parents, les pauvres) m'engage à le garder jusqu'à ma majorité. Je suis sursollicité, surbooké, surchoyé. Les cadeaux arrivent de toutes parts mais je trouve que beaucoup me prennent trop au sérieux. Surtout les habits qui ressemblent déjà à ceux des grands. Ah ce que j'étais bien tout nu dans l'eau de Maman. Le jean c'est peut-être tendance mais çà gratte quand même sur ma petite peau toute tendre. A quoi pensent-ils ? A eux ou à moi ? Je pense qu'ils se font plaisir ! Ils se rassurent en me voyant comme eux. Ils veulent tout de suite me couvrir comme eux, comme tout le monde, pour ne pas avoir à me découvrir, tel que je suis, tel que j'aimerais être et avoir des cadeaux qui me feraient plaisir, à moi et pas à eux. Non, ils ne veulent pas attendre et ils me plaquent tout de suite dans leur monde. Et pour être bien sur que je ne leur échapperai pas sur ils me prennent en photo. Ils m'emmènent avec eux et me diffusent partout. Je suis une star lorsque je rentre dans un chez moi que je découvre. Bonjour la découverte, bonjour le quartier ! Alors que dans le ventre de Maman tout était parfait et pareil pour tout le monde, ici, je vois bien où je suis, "d'où je viens" me dira-t-on plus tard. Les couleurs, l'amplitude, l'ordre ou désordre, la propreté ou la saleté, vous croyez que je ne vois rien parce que je ne dis rien. Non mais ! D'accord je suis heureux d'être là, et vous êtes dans l'ensemble très gentils ; mais attendez deux secondes pour me mettre dans votre monde d'adultes, épargnez moi vos bruits, votre télé, vos amis qui n'en finissent pas de ne pas partir, votre odeur de cigarette puisque vous refumez (Maman ; papa lui ne s'était jamais arrêté). Je pourrais vous raconter mille histoires où preuves à l'appui vous pensez d'abord à vous alors que moi, maintenant à l'air libre, je suis complètement dépendant de vous. Pourriez-vous me regarder un peu et vous demander ce dont j'ai besoin. Au lieu de cela vous allez et venez, toujours pressés, brassant l'espace en grands déplacements d'air. Vous allez vite parce que vous croyez tout savoir sur moi et qu'il suffit donc d'appliquer vos méthodes et vos produits. Quand vous vous arrêter, il faut réellement toute affaire cessante se mettre au garde à vous face à votre soudaine disponibilité : faire des risettes, ne pas pleurer, ne pas avoir un rot de travers ; bref être clean, c'est çà l'organisation. Il me faut songer que Papa et Maman n'ont pas que cela à faire après le métro, le boulot, le foot ou les copines : ils ont leur vie, je dois les comprendre. D'autant que côté soins courants et même affection j'ai quand même ma nourrice qui est payée pour cela ai-je entendu alors que je ronchonnais dans un froid glacial d'un petit matin, au sortir de la voiture de Papa qui était une fois de plus très pressé, au point de me faire des bisous à distance, comme si j'entendais ou je voyais. J'en prends mon parti et je commence à me faire ma vie : ma télé, mon rythme, mes pleurs, les joujoux que j'aime et ceux que je n'aime pas. Cela a l'air anodin mais c'est la seule façon de marquer mon territoire, que j'existe à côté d'eux comme sujet qui ne laisse pas faire. D'ailleurs ils le voient et me qualifient déjà d'être dans une période "d'affirmation de mon moi", dixit le pédo-psychiatre chez lequel ils vont se rassurer que je suis normal. Oui JE SUIS NORMAL ! Cà vous va ? Mais je ne dois pas trop m'affirmer car ma liberté s'arrête où commence la leur. Et comme ils sont plus forts que moi pour le moment mon affirmation de moi est vite restreinte à un petit périmètre balisé par eux. Dans ce qui me reste d'espace je m'amuse à les surprendre, à les faire rire. Ce sont des bons moments où ils me donnent leur surprise et je leur donne mon plaisir. Pourquoi ne comprennent-ils pas que ce sont les vrais moments où nous sommes heureux tous ensemble ? On dirait qu'ils ont peur de ce plaisir simple. Qu'il faut l'arrêter et reprendre des rapports où ce soit eux qui me tiennent pour manger, boire, dormir, commencer à "apprendre", faire et surtout ne pas faire. Et de même qu'ils se méfient du plaisir simple ils ont aussi peur d'eux-mêmes et de leur spontanéité. Ils lisent des tas de choses sur la manière de se comporter avec moi, alors que ma vie est nouvelle et unique et que je ne vois pas comment on peut déjà parler de moi ? Ils consultent des conseils de tous ordres. Ils ne s'en privent pas puisque c'est gratuit, et qu’à eux aussi on leur a dit, comme ils me disent à moi, qu'ils ne savaient rien, qu'il faut se référer à des spécialistes. Ceci dit je n'ai rien contre l'expérience des autres dans sa généralité ; mais je refuse que l'on m'assimile d'emblée à un autre à qui l'on a fait çà et qui a réagi comme cela. J'aurais du me méfier de ce code barre que l'on m'a scotché à la maternité. C'était pour ne pas me perdre mais surtout pour me comparer, me contrôler et me surveiller tout le temps. La preuve avec mes parents qui a priori m'ont fait tout seul et m'ont d'ailleurs bien réussi (merci à eux) mais qui maintenant ne savent rien faire pour moi sans demander l'avis de tout le monde, de l'assistance (c'est gratuit, donc ils y ont droit, pardi) de toute la société au lieu de me regarder moi, moi le seul sujet concerné à qui on ne demande rien mais à qui on impose tout, en me disant comble de l'ironie que je suis "un petit gâté".

B2 Je viens au monde

Ah quel plaisir de se savoir attendu. Je ne veux pas gâcher ce plaisir mais j'ai mes impondérables. Je suis un fruit de la nature que diable et je ne décide pas de tout. D'ailleurs un peu d'imprévu n'est pas pour me déplaire bien que je n'ai aucune conscience de plaire ou de ne pas plaire. Je suis tout simplement. Et si j'arrive un petit peu en retard ou en avance, par la tête ou par les pieds (oui mais rapidement alors sinon je vais étouffer), par le ventre ou par le petit trou...tout cela c'est la nature que je maîtrise pas et qui ne empêche pas tout le plaisir que j'ai de vous sentir de plus près car vous dégagez, c'est vrai, une bonne humeur, une bonne chaleur communicative. Et croyez moi j'en ai bien besoin car il ne fait pas chaud chez vous et en plus c'est éblouissant. Merci pour votre main qui me fait abat-jour sur mes petits yeux. Vos premiers gestes en disent long sur votre pensée. Je sens vos gestes mais je ressens aussi vos pensées : ils vont très bien ensemble, vous avez bien appris à me recevoir ou tout simplement vous êtes des gens accueillants qui savaient écouter l'autre. Vous partagez la joie de ma venue mais vous ne vous appropriez pas ma nouvelle présence. Vous prenez à témoin vos amis, vos parents que je suis là. Déjà vous me laissez exister sans me signifier que je suis à vous. Je suis de vous dites-vous. C'est différent. Même si je ne semble que dormir et manger je ne suis pas insensible à cette distinction. Les premiers regards sur moi s'en ressentent pour me découvrir plus que pour m'assimiler. Je n'entends rien qui m'enferme, qui me dit ce que je suis, devrais être ou sera.. Il me semble entendre un "heureux de faire votre connaissance" de bonne augure. Et si c'était vrai ; s'ils voulaient réellement savoir ce que je suis, ce que je porte déjà ! Formidable, alors je vais y aller de mes démonstrations. La vie m'appartient. D'autant que je suis en bonne santé après une première sortie sans encombres. Sauf que je me serai bien passé des vérifications auxquelles j'ai eu droit avec des tas de tests comme si je devais prendre du service immédiatement ? Mais cela a été pratiqué avec tact et gentillesse. Je ne ressens aucune crainte d'être "anormal" car je sais que de toutes façons je suis accepté tel que je suis. Personne ne me compare à quelqu'un. Maman et Papa demandent des conseils pratiques pour me laver, me donner à manger mais ils vérifient toujours si cela me convient avant de commencer. Et si cela ne va pas ils oublient tout ce qu'on leur a dit pour m'écouter, moi. Et tout se passe bien. Je suis leur affaire sans être leur propriété. Ils font l'apprentissage de ma découverte, seuls. Ils ne sont pas bêtes, c'est vrai, mais ce n'est quand même pas compliqué de saisir un bébé comme moi qui ne contente d'avoir faim, soif, et quelquefois un peu de chagrin. Pas besoin d'aller chercher des conseils chez des gens qui ne me connaissent pas alors que me connaissent ; ils se connaissent, ils ont fusionné, ils m'ont créé, ils m'ont désiré, ils m'ont attendu. Ils sont donc les meilleurs pour s'occuper de moi. Bien sur je ne suis pas contre les conseils car on peut toujours mieux faire. Mais je préfère le "faire bien" simple et clair comme ils le font plutôt que la promesse d'un conseil extérieur qui n'aura jamais aucune responsabilité sur moi. Je suis donc content que Papa et Maman ...et puis aussi mes frères, mes sœurs, mes grands-parents, les amis qui passent soient d'abord à mon écoute avant que de me dire ce que je dois faire. J'ai tellement envie de continuer mon et leur plaisir que pour finir je ne suis pas loin de faire ce qu'ils aiment. Mais c'est quand même moi qui agis. Comme je suis petit, et que ne sais pas tout dire dans leur langage, j'ai une expression naturelle qui résume tout en leur disant simplement que je me construis, que je suis heureux et que je les aime. Dans ce climat on peut tout me demander. La nourrice, s'il le faut réellement, devient ma complice. Le pédiatre, s'il ne se prend pas au sérieux, je le fais rire. Des médicaments forcés je fais des grimaces hilarantes. Des absences de mes parents je me dis que c'est vrai qu'ils ne peuvent pas faire autrement. Parce qu'ils sont tous sincères et ne me prennent pas comme l'objet que l'on trimbale. D'ailleurs je sens que lorsqu'ils me transportent ils prennent précaution et considération, comme si j'étais un roi.

C1 Je m’éveille au monde

Mes parents me collent souvent devant "BabyTV", chaîne payante du câble. Je dois être content me disent-ils de tous ces efforts qu'ils font pour moi. C'est vrai qu'ils n'arrêtent pas: club bébé-nageur le samedi matin que ça me plaise ou pas car il fait quand même froid, nourrice bien sur de 8 h -c'est réellement tôt- jusqu'à 18 h -c'est réellement tard- tous les jours sauf le samedi bien sur pour cause de bébé nageur. Ne reste que le dimanche où l'on devrait enfin être entre nous mais ils se lèvent très tard et je sens que mes premiers gazouillis ne leur font pas toujours plaisir. Hors de mes dodos le temps est très compté car ils sont toujours très pressés. Ils me demandent carrément de me dépêcher. A vrai dire je ne sais pas ce que cela veut dire que de se dépêcher, moi qui ne fait que grossir et grandir gentiment. C'est vrai que je sens de plus en plus de choses autour de moi mais je crois qu'elles sont à ma disposition et non moi à leur disposition. Et quand ils s'énervent pour que j'aille plus vite ils ne font que me bloquer : je ne peux pas aller plus vite ; si j'ai mis neuf mois à passer le bout de mon nez c'est qu'il fallait au moins cela et pas plus que cela. Alors ils devraient comprendre que je n'ai pas changé depuis. Ce n'est pas parce qu'ils ont une voiture turbo et l'internet haut débit que je peux, moi, aller vite. C'est impossible. Et à dire vrai je me demande à quoi cela leur sert d'aller vite ; car je remarque que quand ils sont speed ils ne sont pas gentils, ils ne me regardent pas, ils ne m'écoutent pas. Mais je n'ai aucune possibilité d'échapper à leur rythme frénétique à part le dodo. Et encore ils font exprès de bien me fatiguer pour que je m'assoupisse immédiatement, pour que je ne réveille pas, pour que je sois bien dispo à l'heure où eux me réveilleront. Cette occupation maximale de mon temps ne m'empêche pas de gamberger dans ma petite tête et d'essayer partout de trouver la faille où je suis quand même encore libre. C'est dur, mais j'en trouve. J'ai trouvé le truc qui consiste à les flatter pour qu'ils me trouvent mignon. Si je refuse quelque chose en pleurnichant je les entends dire je suis un sale gosse ; si je refuse la même chose en faisant une grimace rigolote alors là ils s'esclaffent et me trouvent génial : "quel comédien ! il faudra l'inscrire au cours de théâtre, le proposer à cette nouvelle émission "votre bébé star" ; et surtout il faut me filmer, tout de suite. J'ai vite remarqué ce que c'est qu’une caméra. C'est ce truc avec Maman derrière qui bat des mains pour que je recommence ma pitrerie. Je fais même la distinction avec l'autre boîte un peu pareille qui m'éblouit souvent car personne n'écoute ce que dit Maman qui crie "ne mettez surtout pas le flash". Je participe de plus en plus à ce qui se passe autour de moi. J'aime bien le mouvement mais je trouve que l'on me montre un peu toujours la même chose. J'ai beaucoup de jouets mais je joue avec presque rien : un petit bout de n'importe quoi dans les mains, un bouton à pousser, une peluche bien douce me suffisent. Mais je n'ai pas toujours le choix, et, comme devant la télé, on m'incruste de force devant des trucs que je ne veux pas. Je montre mon mécontentement mais on m'explique par la douceur puis par l'énervement que j'ai tort, que je devrais, que cela va m'apprendre, que cela ferait plaisir. Tous les arguments y passent sauf la fessée ; quoique les visages qui me regardent méchamment et les voix courroucées me blessent tout autant que si on me touchait brutalement. Je pense que s’ils ne sont pas contents de moi ils devraient se demander pourquoi, moi, je ne suis pas content. Ils s'interrogent un peu, mais pas très longtemps, car ils n'ont pas le temps. Cela leur arrive quand même de s'interroger mais çà ne reste jamais calme. Ils s'échangent très vite des arguments belliqueux car aucun ne veut avoir tort et chacun a sa bonne raison qui lui vient de sa mère pour l'une ou de sa tante pour l'autre… Pour se raccorder ils m'ont emmené chez le pédopsychiatre qui leur a tout expliqué comme s'ils étaient venus chez un réparateur de machine à laver. Ils savent, parait-il, maintenant tout de moi mais comme je ne cesse de changer le réparateur psychiatre leur a fait souscrire un abonnement moral pour me suivre régulièrement. C'est un Monsieur qui a de l'expérience et qui en a vu de toutes les couleurs. Je sens que je vais faire en sorte que mes parents en aient pour leur argent en lui montrant mes multiples facettes. Ils veulent voir, eh bien ils vont voir.. Bon, je ne vais pas exagérer car je veux qu'ils me trouvent quand même super-chou, qu'ils me cajolent, qu'ils m'aiment. C'est pourquoi j'essaie de me faire une place dans leur vie, à défaut qu'ils se fassent une place dans ma vie. Certes les enfants n'ont pas leur mot à dire mais je ne peux pas tout le temps faire abstraction de moi : je ne sais pas moi ce que cela veut dire "être un bon petit garçon" du XXIème siècle. Il ne suffit pas de m'étiqueter de ce nom de Century pour que je sois de mon temps. Je le répète, je ne sais pas ce que c'est le temps. Mon seul rythme est physiologique. C'est eux qui me martèlent le temps. Et justement je les sens très heureux lorsqu'ils sortent de ce temps, lorsqu'ils viennent tout simplement à moi, vers moi. A trois nous soulevons des montagnes ; d'ailleurs Papa en profite pour m'envoyer en l'air, Maman pour danser avec moi. C'est un peu violent mais je m'en accommode tellement que j'ai l'impression, à ce moment là, que j'ai stoppé leur temps et que je suis leur chose la plus importante. Important mais pas accapareur : la raison pédagogique l'emporte sur le coeur pour les rappeler à la discipline. Je ne dois pas prendre toute la place (comme si je le pouvais, moi si petit). Je ne dois pas faire tout ce que je veux (alors que manger, boire, dormir et m'amuser me suffisent) Il faut casser ma petite volonté en la remplaçant par de bons principes : apprendre, prendre des autres des trucs que je ne connais pas, qui ne me conviennent pas ; mais que l'on me rentre dans la tête comme une piqûre pour que je ne devienne pas malade. Là c'est pour que je devienne ce que l'on choisit pour moi. Il parait que je suis à l'âge où, tout comme dans ma petite chair fraîche, tout doit rentrer normalement très rapidement et sans douleur (qu'en sait-on puisque je ne peux pas m'exprimer. Mais cela doit rentrer et j'entends souvent autour de moi que "tout se joue avant six ans". Si c'est un jeu de mot ce n'est pas drôle car moi je préférerai vraiment jouer avant six ans plutôt que d'être le jouet des adultes qui essaient quelque chose d'assez incertain. C'est vrai, comment être certain ? Personne n'a le don d'ubiquité pour voir la vie d'un autre assez longtemps et dire avec certitude qu'il est bien, qu'il est mal, parce qu’on lui a tout inculqué "avant six ans". Le seul truc d'amusant dans ces méthodes c'est que pour se faire accepter, pour que je ne dise pas trop rien, on me les applique sous une forme ludique (c'est leur mot !) En profondeur mais en douceur. C'est toujours cela de pris mais c'est quand même prémonitoire d'une méthode qui va toujours me balader à me faire accepter des choses que je n'aime pas mais avec des moyens que j'aime bien.
PS Il faut que je mentionne un événement bizarre dont j'ai été le "héros". On m'a mis des habits tout blancs, très bébé, qui ne grattaient pas comme mes salopettes en jean et on m'a emmené dans un lieu assez froid. Il y avait plein de gens : Papa, Maman bien sur, mes grands parents, des amis dont deux qui étaient près de moi en se faisant appeler parrain et maraine. Là dessus est arrivé un grand monsieur en blanc qui me soufflait au-dessus de la tête en répétant des tas de mots, en levant les mains, en me prenant comme s'il voulait m'offrir à quelqu'un. Et puis une douche glacée m'a achevé et là j'ai réellement ralé. C'était de trop. Après je ne me souviens plus de rien sinon qu'ils m'ont emmené dans une grande salle où tout le monde m'a tripoté d'une main pendant que de l'autre ils buvaient du champagne. Et tous disaient qu'au moins maintenant je n'irai pas tout de suite en enfer. Je n'en sais pas plus.


C2 Je m’éveille au monde

J'ai trois ans. Ou plutôt deux ans et demi très exactement. Je vous parle depuis ma petite chambre douillette. Maman est partie travailler et c'est la dame de l'appartement d'à côté qui est dans la salle à manger. Elle me prépare une petite soupe de légumes bien frais qui viennent de son jardin. Maman rentre vers trois heures et m'emmène au parc pour voir les poules et les canards ; puis après elle fait de la balançoire avec moi. J'aime bien qu'elle se soit débrouillée pour être avec moi juste après ma sieste. Pour moi c'est comme une deuxième journée qui commence. Et j'ai l'impression que c'est la même chose pour elle car elle arrive fraîche et disposée, comme si elle venait de se lever avec moi. Pourtant elle est partie tôt, quand je dormais encore, justement pour pouvoir rentrer plus tôt. C'est Papa qui a attendu que je sois réveillé pour venir me chercher, me faire des câlins dans son lit. Même s'il pique un peu, beaucoup, quand il m'embrasse j'aime les galipettes qu'il me fait faire sur son lit. Il me met sur le bout de ses pieds et me dit que je suis un avion. Cà m'ouvre l'appétit pour le biberon que je prends encore. Cela me rappelle la tétée au sein de Maman que j'ai sucé pendant un an, jusqu'à ce que je le trouve réellement trop petit. En plus je sentais que cela lui faisait un peu mal alors je me suis dit qu'il fallait stopper, d'un commun accord. Papa prend son petit-déjeuner en même temps que moi. Il m'explique tout ce qu'il fait : le bruit du presse orange, la plaque chauffante que je ne dois pas toucher, il m'explique tout. Et je suis heureux de lui livrer mes premiers mots "chau, chau" en montrant de mon petit doigt la plaque pour lui signifier que le message est bien passé. Cela le rassure et l'incline à continuer. Mais il attend que ce soit moi qui le dise. Jamais il ne me demande de répéter : il dit, je comprends, et je redis, si je veux. Mais je veux bien au contraire ; car tout m'intéresse et qui peut mieux me guider que lui. On croirait qu'il n'a que cela à faire. Pourtant il part toujours vers...excusez-moi, je ne sais pas l'heure ; mais il claque doucement la porte quand la dame d'à côté arrive avec ses légumes et commence ses risettes avec moi. Mais pour le moment Papa est toujours là et tourne véritablement autour de moi : avec un balai pour nettoyer, avec sa chemise et sa cravate pour s'habiller, mais toujours autour de moi, comme s'il me prenait à témoin que ce qu'il fait est secondaire par rapport à ma petite personne. Je sens très bien que c'est moi qui l'intéresse, comme si j'étais quelque chose qu'il voulait séduire par sa gentillesse mais sans vouloir me posséder parce qu'il serait mon père et qu'il m'aurait fait. "Cet enfant n'est pas notre enfant mais un enfant de la création" a-t-il dit un jour avec ma mère à des amis qui le trouvait très cool (apaisé) avec moi. Je trouve cela bien qu'ils - Maman et lui, et même grands-parents et tutti quanti _ n'aient pas un sentiment de propriété sur moi, mais qu'ils aient une vision claire du fait que je suis petit et qu'il faut qu'ils s'occupent de moi. En premier, avant les amis, le foot et la télé. J'ai la télé devant laquelle Maman me met de temps en temps, sans régularité précise mais lorsqu'il y a quelque chose compréhensible pour mes petits sens. J'aime bien mais il y a tellement d'autres choses à faire dans cette maison que je n'y reste que le temps où je suis en éveil avec ce qui se passe sur l'écran ; sinon je vais voir ailleurs, à la fenêtre, dans ma chambre, avec les chats, ou vers la dame d'à côté à laquelle j'amène mon petit livre en chiffons pour qu'elle me raconte une histoire. Pas longtemps car je change très vite. Tant de choses à faire je vous dis. Quelques petits problèmes de santé de temps en temps qui inquiètent mes parents. Mais ils réagissent bien et sans angoisse aussi je fais en sorte que cela se passe aussi très vite. Je veux éviter qu'ils se posent des questions, qu'ils s'en remettent à ces spécialistes qui racontent des tas de trucs sur ce que devraient être des enfants de mon âge. Je ne les laisse aller demander de l'aide extérieure que lorsque je suis réellement malade, comme l'autre fois, lorsqu'il a fallu me recoudre le front parce j'étais tombé. Là seulement je préfère laisser faire les spécialistes. Je découvre tous les jours de nouvelles choses par moi-même. Papa et Maman sont contents que ce soit moi qui découvre. Et ils disent que plus tard je pourrais faire le choix que je veux. Il m'expliqueront - promis, ils ne me laisseront pas sans repères. Mais ils me laisseront faire. Clairement je comprends qu'ils ne veulent pas m'enfermer dans aucun système et que ce sera à moi d'aller où je pense que c'est le mieux pour moi.


D1 Le monde me prend en mains

Heureusement me dit-on fièrement que l'on t'a inscrit dès avant ta naissance dans cette belle crèche où tu seras si bien ! Je dois presque dire merci. Pourquoi dirais-je merci alors que je ne sais rien de ce qui m'attend. La seule chose dont je me souvienne c'est que pour une fois Papa et Maman étaient ensemble. Pour m'accompagner dans cette grande épreuve. Pour eux peut-être ? Pour moi c'est un inconnu qu'ils s'arrangent d'ailleurs à me présenter comme une grande sauterie. Des copains toute la journée, une dame comme une Maman pour moi tout le temps, des jeux partout. Heu-reux je dois être. Mais pourquoi donc eux sont-ils malheureux ? Et je me demande quand je pleure en les voyant partir si c'est moi qui réalise quelque chose ou si je suis triste pour eux. C'est la confusion à laquelle je dois m'habituer. La dame est ok mais elle ne regarde pas très franchement. Je sens qu'elle fait, bien, son boulot. Si je comprends tout de suite çà va, sinon je suis mis à l'écart. Il faut que je choisisse. Je choisis de suivre le mouvement car c'est plus drôle que de penser tout seul. Il faut obéir, suivre, se tenir à carreau sinon je passe pour une exception qui dérange et que l'on n'hésite à reprendre. J'ai essayé une fois de montrer que je n'étais pas content mais la dame n'a pas changé : elle a dit à Maman que cela n'allait pas et que Maman devait trouver quelqu'un d'autre. On a tout recommencé avec une autre dame, d'autres "copains", d'autres jeux. C'était pareil et même pire parce que cette deuxième dame accueillait toujours des récalcitrants comme j'essayais d'être. Quel grabuge tous ensemble avec la dame qui voulait à tout prix maîtriser la situation. On m'a remis chez la première dame en me grondant et me menaçant de "ne plus quoi savoir-faire de moi" si je ne me tenais pas à carreau. Eh, je n'ai que trois ans et demi ! Vive la maternelle, une vraie école celle-là où j'espère les enfants auront des droits et pourront dire aux dames quand elles abusent ! Pour le moment je subis la crèche sauf quand je suis malade. Là j'ai trouvé le truc. Quand je ne semble pas bien, ou que je fais semblant, Maman s'affole et appelle le ban et l'arrière ban qui lui conseillent de ne pas me mettre à la crèche où j'ai certainement dû attraper une saloperie contagieuse. Ma grand-mère ou une copine de Maman rapplique à la maison où je suis chouchouté au moins les premiers jours. Mais dès que je vais mieux elles se trouvent tout de suite des bonnes raisons pour déguerpir. Crèche à nouveau, mêmes horaires d'enfer, et les séances de bébé nageur reprennent. Au fait, depuis le temps, je devrais savoir nager ; je ne suis plus exactement un bébé. Il y a quelque chose qui cloche dans leur système. D'autres activités d'éveil - travaux forcés - arrivent sans que je ne demande rien. On me met au dessin, au bricolage, à la marche, aux après-midi bruyantes avec des soi-disant petits copains avec lesquels je dois m'amuser au bac à sable. Tout cela c'est bien mais on me force. Je dois y aller. Devoir faire est ce que répètent toujours Papa et Maman de moins en moins d'accord sur ce qu'il faut exactement faire. Je sens du tirage dans l'air. Maman quand elle est là se rassure avec moi comme si c'était moi qui devait la réconforter. Papa joue les machos en me projetant dans une virilité précoce : foot, simulation de petite bagarre, jeux vidéos (de mon âge parait-il). Tout cela pour me stimuler parce que, répète-il, le monde est dur et qu'il ne veut pas faire avec moi les mêmes erreurs que ses parents ont fait avec lui. Je ne vois pas de quoi il parle car mon Papy est gentil avec moi, il a du être gentil avec lui ! Oui, mais ajoute mon père, les temps ont changé, il faut savoir prendre sa place très jeune, très vite. Je crois que je suis arrivé trop tard dans ce monde ; car avec Papy je pense que j'aurais été plus peinard. Bref, on ne se refait pas. Et puis je l'aime mon Papa, tel qu'il est, en se calmant quand même un peu, merci. A l'extérieur à la crèche, chez les amis, les parents, j'entends la même pression sur moi "et sur tous ces jeunes"..."que vont-ils devenir ?". Mais pourquoi nous-ont-ils donc faits, ces inconscients. Je n'ai rien demandé. Je suis là et qu'ils s'occupent de moi tel que je suis et non tel qu'ils voudraient que je sois. Mais d'ailleurs le savent-ils ce qu'ils veulent que je sois ? A les voir tergiverser tout le temps j'en doute. Ils alternent entre nostalgie du bon vieux temps et modernité à tout va. Mal dans leur basket ! Mais qu'y puis-je ? J'exagère peut-être et vous allez croire que je suis un cas extrême. Non, je crois simplement que j'ose m'exprimer, que j'ose parler ; et c'est pourquoi je vous écris ce livre de témoignage. Vous verrez, quand je le publierai ils seront fiers de moi. C'était le mien, diront-ils, en oubliant que c'est avec mes souffrances qu'ils se rengorgent. Ils sont assez stupides pour se faire du bien avec mon mal. Je ne parle pas du futur mais du présent. Leur grand mot quand il m'arrive un bobo, un chagrin, c'est que « c'est une expérience qui me sera profitable ». Moi je vis au présent. Je ne sais pas ce que c'est le futur, ni le passé d'ailleurs. Je suis toujours un petit être, qui devient grand d'accord, en construction. J'avance, j'avance. Soutenez moi mais ne me démolissez pas en voulant me reconstruire autrement que je suis. Même si toutes vos expériences pédagogiques sont prouvées, garanties...(sont-elles remboursées au fait ?) reconnaissez au moins que je ne ressemble à personne d'autre. D'ailleurs vous en êtes fiers et vous le dites. Vrai ou pas, ou alors c'est du pipeau. Si je suis différent, unique je préfère, de grâce regardez-moi, écoutez-moi et laissez tomber vos recettes de vie préemballées. A l'extérieur, disais-je, avant de m'égarer, je sens la même pression. Plusieurs fois j'ai été emmené au centre médico social ; chez le pédiatre, chez un testeur ou je croyais jouer avec des cubes et qui a du dire à mes parents, à la fin, des choses alarmantes car ils faisaient une sale tête à la sortie. Et pourtant dans tout ce charivari moi je vous jure que je vais -encore- bien. Je sens, vous dis-je, la pression externe mais j'ai quand même encore pas mal d'astuces pour me dérober à mes obligations. D'abord je ne comprends pas tout ce qu'ils disent ; ou du moins je fais semblant de ne pas tout comprendre. Et même s'ils me disent alors de "ne pas faire le bébé" je peux continuer ; le ridicule ne me dérange pas -encore-. Et puis même si je comprends je suis loin de pouvoir tout faire : mon pas est château branlant, mes petites mains potelées apréhendent maladroitement et tant pis si çà tombe, si çà tache. Quant à ma petite tête, qui n'est pas bête du tout, elle saisit tout mais elle ne fait pas de rapprochement ou des calculs comme les grands. Je suis instinctif et je réponds du tac au tac sans réfléchir (je ne sais d'ailleurs pas ce que cela veut dire réfléchir ; est-ce prendre du temps pour voir où c'est le plus intéressant pour moi et le moins intéressant pour les autres ?) Ma seule limite, quand je ne comprends pas ou que je fais semblant de ne pas comprendre, c'est qu’instinctivement je n'aime pas faire du mal, surtout à Maman et Papa. Alors j'ai un peu tendance à me forcer pour accepter ce qu'ils me disent, pour faire ce qu'ils me demandent, pour paraître tel qu'ils voudraient. Ce n'est pas de l'hypocrisie - je ne sais pas ce que c'est - mais un réflexe pour être tranquille, pour avoir la paix. Je suis peut-être naïf de croire que c'est juste pour le moment, parce que je suis petit, et que j'aurai tout le temps de me rebeller et de m'affirmer ensuite

D2 Le monde me prend en mains

Je me sens devenir quelqu'un d'important, ou plus exactement quelqu’un qui importe. Quelqu'un qui prend une place que l'on n'hésite pas à me laisser prendre. Vous trouver peut-être que ce sont de bien grands mots dans un aussi petit corps, une aussi petite tête que la mienne ? Détrompez-vous. J'ai une forme de compréhension instinctive qui me rend très gentil, très reconnaissant dirais-je même, dès lors que je sens que l'on s'occupe de moi sérieusement. Par exemple cette maison avec cette dame, qui s'appelle une crèche à domicile, j'y vais de bon cœur parce que j'ai l'impression que Maman a besoin de travailler un peu et d'ailleurs elle ne m'y met qu'un peu. Maman lui a bien recommandé d'être très douce, de ne pas me brusquer et de prendre du temps pour observer ce que j'aime, pour me donner à manger ce que je supporte bien. Elle n'insiste jamais mais comme j'ai faim je ne fais pas trop la fine bouche. Le temps de le dire et ou Maman ou Papa vienne me chercher. Ils sont contents de me retrouver pour entamer avec moi de grandes conversations où ils me demandent vraiment ce que j'ai fait, ce que j'ai mangé, qui j'ai rencontré. Des questions sérieuses auxquelles je ne réponds pas par des mots mais avec des sourires qui leur donnent envie de continuer le bavardage.. Rentré à la maison ils s'occupent tout le temps de moi tout en voyant bien le moment où j'ai envie de jouer tout seul. Mais quand je reviens à eux ils sont à nouveau immédiatement disponibles, comme s'ils m'attendaient. Je pourrais dire qu'ils me proposent et que je dispose. Ils n'ouvrent la télé que juste au moment où il y a un truc intéressant ; et dès que je baille ils me proposent autre chose. De jouer par exemple avec moi jusqu'à que ce qu'ils voient que je préfère jouer tout seul. J'ai peu de jouets mais ce sont des trucs simples que j'arrive à faire marcher. C'est moi qui anime mes jouets. Ce n'est pas eux qui m'impressionnent. C'est comme les histoires qu'ils me racontent et pas seulement avant de m'endormir. Ils me font une véritable mise en scène où je me sens concerné. Ils me mettent dans l'histoire comme si j'en faisais partie, en imaginant ce que je ferai, comment je serai. C'est comme çà plus facile pour moi plutôt que de devoir suivre l'histoire de gens que je ne connais pas. Mais il n'y a pas que Papa et Maman. Il y a la crèche dont je vous ai parlé. Il y a leurs amis et leurs parents (Papy et Mamy) qui viennent de temps en temps ou chez qui je vais. Je suis moins intime avec eux mais il me semble que Papa et Maman leur ont donné des consignes pour qu'ils se comportent avec moi de la même façon. Ils s'intéressent à moi, me posent des questions, commencent à jouer (pas longtemps néanmoins, on sent que les enfants c'est lointain pour eux). C'est sans doute pourquoi Papa et Maman n'abusent pas des amis parents et relations et ils privilégient d'abord des relations directes entre nous. Ils m'ont dit que comme je grandis j'ai la possibilité de m'ouvrir sur de nouvelles choses qu’eux ne savent pas tout à fait bien et n'ont pas tout le temps pour m'expliquer. Moi c'est vrai j'ai toujours envie d'aller plus loin et de savoir plus mais je trouve que Papa et Maman sont bien suffisants ; mais ils insistent quand même et me lâchent le grand mot de l'école, l'année prochaine. Présenté comme ils le disent c'est peut-être intéressant : plus de jouets, plus de trucs que je découvrirai et que je comprendrai, plus de réponses à mes petites questions puisque je parle maintenant et que je dis toujours "pourquoi ?", "pourquoi ?", "comment çà marche". Ils me disent que l'on me répondra à tout, que l'on me dira tout. Alors va pour la perspective de l'école devant laquelle ils m'ont amené l'autre jour et présenté mon petit cousin plus âgé que moi qui en sortait très content. Mais c'est encore très loin et je suis encore un petit enfant à la maison qu'ils s'efforcent de cajoler. Ils sont heureux de voir, de s'extasier que dis-je, quand je fais quelque chose de bien ; mais ils ne sont pas tout le temps à me demander de faire le singe savant. Si je fais quelque chose, c'est bien. Si je ne le fais pas ils ne me demandent rien. Pareil pour bien dormir, bien manger, être propre. Jamais exigeants mais toujours admiratifs de mes progrès, disent-ils. Moi je n'en sais rien, je ne suis pas conscient de mes "progrès". Je grandis et je suis. Tant mieux s'ils sont contents, c'est qu'ils grandissent aussi, avec moi.


E1 On m’éduque

Jour J devant la maternelle. Depuis quelque temps je ressens une agitation forte autour de moi. On range et réarrange toutes mes petites affaires, ma chambre, mon domaine. Des jouets disparaissent. Un tableau noir fait irruption. Mais où donc sont passé ces jouets. J'ai vu Maman venir avec des cartons et mettre les peluches dans l'un, les cubes dans l'autre en marmonnant que "ce n'est plus de mon âge". Je suis complètement en dehors de ce remue ménage. Sauf l'autre jour où pendant une absence de Maman j'ai farfouillé dans le carton de peluches qu'elle n'avait pas encore scotché pour ressortir mon nounours. Malhabile j'ai renversé le carton et au retour de Maman j'ai eu droit à une gronderie et un avertissement selon lequel ce n'est pas avec un nounours que je pourrais travailler sérieusement à l'école. Je n'ai rien compris sauf qu'elle m'a repris le nounours rageusement, qu’elle a poussé au loin le carton et qu’elle m'a mis devant le tableau avec une craie à la main, pour m'aider quand même à dessiner un nounours ! Ah oui, dure mais pédagogique ma Maman ; cela doit certainement venir de qu'elle a lu dans ces bouquins dont elle dit "qu'il y a dedans des très bonnes choses pour moi". Il faudrait que j'arrive à lui cacher ses bouquins. Quelquefois quand elle me prend d'une main dans son bras et qu'elle lit de l'autre main je fais exprès de repousser violemment le bouquin pour qu'elle s'occupe plus de moi. Mais elle ne comprend pas puisqu'elle réagit en disant "tu ne veux pas que Maman soit une bonne Maman qui sache tout ce qu'il faut pour son petit bout'chou". Là, on commence à ne pas se comprendre. J'ai senti aussi la dérive dans l'évolution des jouets, des habits. Tout devient un peu "métallique" autour de moi. Les formes sont plus carrées, les tonalités plus austères, les trucs plus compliqués. J'avais une petite voiture que je ne retrouve plus - me l'a-t-elle enlevée ? - que je poussais par terre à quatre pattes en faisant vroum vroum avec la bouche. L'autre jour Mamy, sur demande de Maman paraît-il, a mis au pied du sapin une grosse voiture que ne savais pas sortir de l'emballage. Maman l'a déballé et a tripoté des boutons pour que la voiture parte toute seule, avec des phares comme des yeux qui clignaient tout seul, en parlant. J'ai regardé çà effrayé et j'avais réellement peur de m'approcher. Et puis je n'ai plus revu cette voiture sans doute trop compliquée. Je voudrais retrouver la mienne. D'autres jouets compliqués sont aussi arrivés comme cette espèce de boite avec plein de boutons qui ressemble à l'ordinateur de Papa. J'ai tapé dessus mais on m'a dit que ce n'était pas bien. Je ne suis pas contre les nouveautés mais j'aime les découvrir tout seul. Par exemple j'aime tripoter le téléphone portable de Papa sur lequel je fais exactement comme lui. Je parle, je prends des poses, je fais semblant que l'on m'appelle. Tout le monde devrait être content que je m'adapte au progrès et pourtant maintenant ils m'empêchent d'y toucher et m'ont acheté un truc en plastique qui lui ressemble mais ce n'est pas un vrai téléphone. Ils me prennent pour un idiot ! Peut-être puisque je parle peu et que je vais aller à l'école m'achètera-t-on un un vrai téléphone. J'ai entendu Papa et Maman en parler très sérieusement. Il parait "que je pourrais être appelé" mais que "je pourrais pas appeler", question "forfait". Ce serait un peu comme ce mouchard qui clignote dans ma chambre pour répercuter dans la cuisine mes moindres cris. C'est pour être sur que "je suis bien" m'a-t-on dit. C'est fou le nombre de choses que les gens mettent autour de moi pour que je sois bien. Même quand je me ballade au parc on m'affuble maintenant d'un casque en plastique avec une lanière qui gratte sous mon cou pour que je ne me fasse pas mal en tombant. Et pourquoi pas des genouillères, des gants, des lunettes. Je ne monte pas en haut des buildings, je ne vais pas sur Mars, je suis un petit être humain dans un monde avec d'autres êtres humains. J'en étais au jour J de la Maternelle c'est vrai. Mais je sens qu'il y a tellement choses que je quitte que je me suis attardé à vous décrire un peu cette rupture. Le pire n'est pas l'évolution des objets mais le ton qui change autour de moi. Je suis maintenant un bonhomme, petit bonhomme quand même, qui devra bien travailler à l'école sinon ! Sinon quoi ? Et Papa et Maman ils y sont bien allés à l'école et c'est pour cela qu'ils font tout cela aujourd'hui. Ils disent cela pour m'encourager mais derrière mon dos je les entends dire aussi qu'ils manquent de tout. Il faut savoir. S"ils se contentaient de moi, d’eux. Non ils courent toujours. Et d'ailleurs aujourd'hui "on va être en retard si tu ne te presses pas" me lancent-ils alors que je somnole devant ma bouillie et dans ma petite chaise. Je n'ai pas le temps de finir que l'on agrippe, que l'on m'enfile un anorak plein de poches et de cordon, que l'on me colle dans le fauteuil bébé à l'arrière de la voiture. Une foule m'attend devant les grilles. Maman me sort encore gaillarde, pas pour très longtemps, car comme elle il ya tout autour plein de Mamans, de Papas qui poussent leurs petits comme moi mais qui commencent à pleurer en même temps. Ce sont les parents qui pleurent. J'en entends dire "que çà s'est passé trop vite", "qu'ils ne l'ont pas vu grandir". Tu parles, c'était tous les jours les contrôles, les mesures de correction. Moi je ne pleure pas mais tout ce piaillement commence à me déstabiliser. Cà ressemble à un grand poulailler où tout le monde va dans tous les sens. Une dame comme la dame de la nourrice s'approche de Maman et lui dit que tout va bien se passer. J'ai l'impression qu'elle parle à Maman et pas à moi ; et pourtant, sans me regarder, moi, elle prend ma main et m'éloigne de Maman. Elle ne m'a même pas salué. C'est comme si elle avait pris un paquet à Maman et qu'elle l'emportait sans commencer à voir ce qu'il y a dedans. On ne me regarde pas. Mais çà a l'air pour tout le monde pareil. Je me retrouve parqué avec plein de petits de ma taille. La grille s'est refermée de l'autre côté avec plein d'adultes qui s'y accrochent des deux mains. C'est trop loin pour que je reconnaisse Maman et de toutes façons j'ai bien vu tout à l'heure que c'est à elle qu'elle pensait, pas à moi. Elle disait que tout avait passé trop vite mais c'est elle qui n'arrête pas d'aller vite. Moi je suis là, je n'ai pas de rythme, je suis ; c'est à elle, c'est à eux de me voir. Je suis toujours le même et c'est dans ces dispositions et sans préjugés que je me mets aujourd'hui à l'écoute de ma première école. Je ne sais pas ce que c'est qu'une école et en tous cas j'espère que c'est autre chose que la seule chose que j'en ai entendu selon laquelle il va falloir travailler. Moi je suis ouvert à tout ce que l'on me proposera d'intéressant de faire. Mais il faut savoir qui je suis pour me proposer des choses adéquates. Et pas commencer par me prendre la main sans me regarder comme tout à l'heure. Bon, elle n'avait peut-être pas le temps - encore une - ; je lui pardonne et j'attends la suite


E2 On m’éduque

Autour de moi les objets se transforment ou alors c'est moi qui les voit mieux. Je touche beaucoup car on ne m'interdit jamais de mettre la main sur quelque chose. Souvent même on m'accompagne mais sans me forcer. Et quand je suis au contact on guette ma réaction que l'on décrit par des "c'est chaud", "c'est rouge", "c'est frais" et des tas d'autres noms qui rentrent comme ça dans ma tête. Quand j'y retourne au même contact j'ai envie de dire moi aussi "cho", "rouge" ; Parfois j'y parviens mais souvent je me trompe et tout devient "cho" parce celui là je m'en souviens bien, que c'est facile à prononcer et que je sens que cela fait rire tout le monde de voir mes petites lèvres le dire. Voilà comment j'apprends petit à petit. On m'apprend le monde au fur et à mesure de mes petites découvertes personnelles. Je ne manque pas d'appétit pour découvrir et je suis toujours en avance d'un "pourquoi". Les premiers livres en chiffons sont devenus des livres en papier avec des images plus précises mais qu'il faut toujours me raconter. Quoique quand je suis tout seul je les regarde à nouveau et Maman dit en s'étonnant de me voir gazouiller que je m'invente des nouvelles histoires. C'est vrai, elle a bien compris ce qui se passe dans ma tête. J'aime bien transposer les personnages, les montrer de mon petit doigt hésitant pour les déplacer dans l'espace de ma chambre et de mon imagination. A côté du livre j'ai d'ailleurs toujours des bouts de papier et des crayons avec lequel je fais des traits dans tous les sens. Maman dit que je gribouille parce qu'elle n'est pas dans ma tête. Moi je sais ce que je fais. Je ne lui demande pas de tout comprendre mais je suis content qu'elle montre à Papa mon "gribouillis" qui a donc du par conséquent la marquer. D'ailleurs elle les accroche au mur. Et même plus elle me dit quelquefois de "faire un beau dessin" pour Maman. Je suis assez long sur ces histoires de dessins mais c'est ma manière de communiquer et je suis heureux que l'on me prenne en considération. L'autre jour chez le docteur spécialiste en enfant, pour une visite "obligatoire" s'est-elle excusée, elle avait même emmené un de mes dessins. Le monsieur l'a pris et m'a regardé admiratif. C'était une visite préparatoire à mon entrée dans une école maternelle. En revenant Maman a commencé à m'expliquer ce qu'était une école. Puis une fois elle avait fait venir à la maison des enfants de mon âge en nous mettant tous ensemble ; comme bientôt en classe, a-t-elle dit. Cela faisait beaucoup de monde qui envahissait mon espace mais c'était bien aussi pour leur raconter mes fameuses histoires. Je n'étais plus seul à faire mes questions et les réponses. On a donc joué à la classe tous ensemble. Puis c'est une autre dame qui un jour a pris la place de Maman mais toujours à la maison. Elle ne me connaissait pas ou très peu mais elle nous a bien animés. J'ai découvert que l'on pouvait faire des choses ensemble bien plus intéressantes que quand on est tout seul. Sauf que les autres ne sont pas toujours d'accord avec moi et certains crient plus fort que moi. Il faut savoir patienter car la dame n'a donné raison à personne. Maintenant le jour de la vraie école approche. Papa dit que c'est à peu près comme ces réunions de petits amis que je viens de vous décrire sauf que ce n'est pas à la maison mais que c'est même mieux, que l'on peut mieux jouer au ballon, que les tables sont justes à ma hauteur, et que la dame est une vraie dame qui ne fait que de s'occuper d'enfant. Une pro dit-il, c'est à dire quelqu'un dont c'est le métier qu'elle a choisi parce qu'elle aime les enfants et qu'elle sait comment nous fonctionnons. Le jour J je me retrouve sans stress devant cette nouvelle maison très grande avec plein d'enfants qui attendent devant. Les grands ont la larme à l’œil en poussant leurs petits comme moi. Mon père, lui, me salue sans regret et je retrouve quelques uns des copains déjà vus chez moi. C'est à peu près comme m'avait dit Papa : la dame "rien que pour les enfants" se fait appeler maîtresse ce qui clarifie bien les choses dans ma tête : ce n'est pas une maman, ce n'est pas la nourrice, elle a beaucoup d'enfants à s'occuper ; mais en même temps elle n'a que ça à faire. Et puis sa "maison" est réellement faite pour nous, sans autres objets que ceux dont nous avons besoin. La maîtresse est une adulte, bien plus grande que nous, et pourtant elle se met au milieu de nous, presque à notre hauteur. Ce qui fait qu'elle est toujours au courant de tout. Tout passe par elle et elle redistribue bien les rôles à chacun. Moi je l'aime beaucoup ; mais je dois la partager avec tout le monde. Elle s'occupe de tout le monde même de ceux qui comprennent moins vite. J'ai toujours l'impression de découvrir mais ce n'est plus exactement le jeu comme à la maison, car la maîtresse nous demande de retenir, de répéter, de recommencer d'autres jeux ou "exercices" où l'on a besoin d'utiliser ce que l'on vient d'apprendre. Plus on fait de jeux plus je me rappelle. Au retour à la maison je continue sur ma lancée avec tout ce que je retrouve mais que je vois autrement parce que l'école m'a appris à comprendre.


F1 Mes parents et moi

Je voudrais ne pouvoir dire que du bien du monde de mes parents, des maîtres et des adultes en général, mais je serai à côté de mon vrai problème ; celui qui vous a sans doute incliné à acheter et feuilleter ce bouquin que je vous écris. C'est trop tard pour moi mais peut-être pas encore pour vos gamins à vous. Bref, pour le moment, c'est moi qui souffre alors que je donne l’impression d’être très bien, enfin "bien". Je souffre à cause des angoisses du monde des adultes. Fais pas çi, fais pas çà, tiens toi comme çà, que vont-dire les untels, que deviendras-tu plus tard. Je ne peux répondre à aucune de leurs questions ou plutôt ce qui ressemble à des menaces. Leur monde est menaçant. Ils sont là comme des gardiens de prison si ce n'est que c'est eux qui se sentent enfermés et que moi je me sens libre ; et ils voudraient que je les rejoigne de l'autre côté de leurs barreaux. Je ne suis pas – encore - fou. Encore une fois et malgrè toutes les agressions des étapes précédentes je suis net de tout conditionnement préalable, je ne demande qu'à découvrir, j'ai deux jambes et deux bras plus une bonne tête prête à embraser à bras le corps ce qu'il y a à découvrir. Mais si l'on m'en empêche ! C'est donc continuellement des interdictions, des préventions et des promesses de jours sombres...si je ne vais pas dans le bon sens qu'ils disent. Je voudrais encore bien suivre mais c'est tout sauf clair. L'institutrice ou maîtresse est très ouverte d'esprit. A l'intérieur de la classe tout se passe bien et je ne me sens comme limite que la fatigue quand elle me vient. Sitôt dehors dans la cour de récréation çà change et çà castagne. Le directeur de l'école passe parmi nous à toute vitesse, il crie, il remet de l'ordre croit-il, et il s'en va. Vivement que l'on rerentre dans la classe avec l'institutrice qui va nous réarranger tout cela. Mais elle n'est pas complètement libre, nous fait-elle comprendre, elle a un programme qu'il nous faut suivre ; parce que l'année prochaine ce ne sera plus pareil et qu'il faut qu'elle nous y prépare. Toujours toujours cette angoisse de "demain" ; ne pourrait-on pas bien vivre aujourd'hui ? Le programme c'est de commencer à lire, à compter, à découvrir mais pas tout seul : avec des méthodes, des trucs qu'il faut qu'elle nous répète et répète comme si on m'enfonçait un clou dans la tête pour être sur que çà ne va pas ressortir. Alors que pour la découverte je suis très curieux tout seul. Pour lire et compter c'est autre chose parce qu'en effet je ne comprends pas immédiatement ces suites de lettres et de chiffres, et je veux bien que l'on m'aide ! Mais ce n'est pas de l'aide, c'est du bourrage de crane dûment contrôlé par des exercices qui regardent si tout est bien rentré. Moi je préférerai que l'on joue avec moi pour regarder si ma tête fonctionne bien avec ce que l'on vient de me dire, si j'applique le nouveau nom, si je mets bien un objet puis un autre objet côte à côte pour que cela fasse deux. Ils nous disent que c'est fait pour la vie pratique mais on ne commence réellement pas par la pratique. Et c'est sur ces petits contrôles anodins mais incessants qu'un jour on se retrouve au pied de la maîtresse qui a convoqué mes parents pour leur dire qu'il y a peut-être un problème. Trop joueur, pas assez concentré, j'entends de tout. Et mes parents de surenchérir au lieu de se demander ce que veut dire cette dame. Elle a raison ajoutent-ils. Il y a longtemps qu'ils me préviennent. Déjà tout petit j'étais comme çà. Que va t-on faire de toi ? Pour le moment c'est du bruit dans mes oreilles mais pas des choses concrètes. Cela ne m'affecte pas. D'abord Papa et Maman ne sont pas souvent là. Quand ils sont là ils me parlent en monologue faisant les questions et les réponses. Je baisse la tête jusqu'à ce qu'ils s'essoufflent. Pourtant quelque fois j'ai pitié de leur mauvaise humeur en me disant que je pourrais peut-être faire un petit effort pour leur donner des signes de satisfaction : un bon point, une bonne note, un commentaire élogieux de l'institutrice. J'essaie d'aller dans leur sens et je reprends tout à zéro, calmement si j'ose dire, à la maison. Je m'applique pour me faire expliquer, répéter, "reformuler" comme dit papa. Mais il faut reformuler comme lui l'entend. Sinon il s'énerve et dit que cette maîtresse est ignare, que de son temps çà ne se passait pas comme cela, que c'est à cause de ces nouvelles méthodes "globales" . Moi je voudrais bien, pour être débarrassé de la "méthode" et pouvoir l'utiliser dans ce à quoi elle sert. Maman s'en mêle et en rajoute par des coups de fils à des copines, à sa mère, et bien sur au pédopsychiatre qui détecte en effet quelque chose de bizarre dans mes dessins. Un véritable climat de série noire où tout le monde s'en mêle pour décréter à la fin que c'est compliqué, que c'est la faute de la télé (qu'est-ce qu'elle vient faire celle-là), et que de toutes façons mes parents devraient être plus fermes. J'ai franchement du mal à me retrouver dans ce brouhaha où je ne vois qu'une seule chose claire qui est que l'on parle de moi mais que l'on ne pense pas à moi. De la maîtresse avec ses méthodes jusqu'à, la tata, tout le monde se projette sur ma petite personne en voulant que je sois comme çi ou comme çà, parce que bien sur ils ne sont pas d'accord entre eux. Par moments de tendresse un dimanche matin par exemple lorsqu'ils n'ont pas trop fait la fête le samedi Papa et Maman semble réaterrir sur moi. Ils me cajolent corps et tête et semblent me dire que tout cela n'a pas d'importance si je suis heureux, si je vais bien, si je suis gentil avec eux. Je ne demande que cela et j'en fais la résolution. Mais patatras le lundi on me recolle la méthode, la menace de la fin de l'année, les commentaires au téléphone des amis qui se demandent comment je vais, si la nouvelle méthode marche ! Sans le décider je me sens prendre la dérive de tout cela. Je vais faire le minimum afin de passer inaperçu. Je serai moyen. On ne me fait pas confiance pour ce que je suis ; alors je joue la comédie du paraître au lieu de celle de l'être. Autour de moi la vie s'organise en conséquence avec toutes ces obligations du faire semblant. On me gâte de jouets, que dis-je d'objets, conçus parait-il pour réveiller mon éveil. Va pour le réveil à condition qu'il fasse i-pod avec télé et téléphone portable. Va pour l'ordinateur. Va pour le week-end découverte en groupe qui ne veut rien découvrir. Va pour la musique classique vu qu'il faut un lecteur et que je pourrais m’y passer à la place mes premiers raps. Va pour les habits qu'ils m'imposent. En bonne égalité ils ont fait mai 68 et ils acceptent mes premières marques. D'ailleurs tous ces nouveaux objets leur font plutôt plaisir comme des breloques qu'ils s'accrochent pour montrer leur réussite, pour exhiber à la fois qu'ils ont les moyens et qu'ils sont "jeunes". Même Papy et Mamy s'y mettent pour cavaler dans le jeunisme. Moi je vois tout cela effaré parce çà va trop vite pour moi. Je ne suis qu'un enfant, un jeune adolescent (ado, pardon, jeunisme oblige) qui ne demandait rien de cela. Je l'accepte parce que je ne peux pas faire autrement. Je ne veux pas que mes parents aient "la honte" s'ils me voient habillé sans marque. Je ne veux pas que la maîtresse m'isole parce je suis récalcitrant à ses méthodes. Mes copains sont comme moi aussi. On joue encore beaucoup et nous n'en parlons pas sérieusement. Mais je suis sur que tous ensemble si l'on pouvait crier on dirait qu'on s'en fout de tout ce que la société veut nous accrocher. On dirait, ou plutôt on montrerait que notre vitalité c'est comme ces fleurs sauvages que l'on voit encore dans les champs. Il ne faut pas nous mettre dans des vases aussi beaux soient-ils. L'enfermement nous angoisse.


F2 Mes parents et moi

Mes parents représentent l'affection toute proche et le monde des adultes en général. J'aime bien sentir Papa et Maman près de moi pour me câliner et pour m'expliquer ce que je découvre. Ils me confient donc à l'école, au club de sport, à mes grands-parents, à des amis, à l'hôpital lorsque je suis malade. Mais c'est toujours avec eux que je me sens le mieux. Ce sont eux qui arbitrent ce qui est le mieux pour moi, parce qu'ils me connaissent bien, parce qu'ils suivent mon évolution dans sa globalité. Ils disent que je dois être à mon aise partout donc qu'il ne faut pas forcer uniquement dans telle ou telle activité, ou avec tel parent plutôt que tel ami. On dirait qu'ils prennent bien conscience que j'ai diverses facettes. Je sais faire des efforts et m'appliquer quand quelque chose m'intéresse alors que j'ai du mal pour quelque chose de lointain. Dans ce cas ils trouvent le temps de revenir sur un sujet, de chercher un autre moyen pour que je m'y intéresse. Je ne vais pas employer des mots sérieux pour vous dire, mais comment le dire autrement, qu'avec eux j'ai l'impression de progresser, de grandir comme j'ai déjà dit, parce que je deviens autonome. Je commence à faire des choses tout seul et toujours ils m'en félicitent. Peut-être est-ce par gentillesse parce que quand même je n'ai pas bon partout. Mais il voit que j'essaie de faire, que je trouve ma propre méthode, que l'on n'a pas besoin de me plaquer une méthode venant de l'expérience. Je suis unique et nous faisons ensemble du sur-mesure pour moi. A l'école justement il n'y a que le groupe que je ressens comme une contrainte ; parce que pour le reste nous pouvons tous nous exprimer. Et moi je ne m'en prive pas. La maîtresse a toujours le temps. Et au contraire mes questions semblent la stimuler comme si elle découvrait (elle aussi est peut-être dans la découverte) au-delà des mes questions une nécessité de me répondre à ma mesure de compréhension. Tout donc passe cinq sur cinq. Le temps de l'école est utile à plein temps et ne prend donc beaucoup moins d'heures et de jours. Je peux arriver à l'école à 9 heures sans que l'on ait besoin de me réveiller et j'en repars à 14 heures. La journée peut continuer avec d'autres genres d'activité. Place à l'exercice physique, au jeu, à mon imagination qui ne manque pas de champ pratique avec tout ce qui est rentré si facilement dans ma tête le matin. Ce qui fait que vers 18 heures quand on se retrouve tous à la maison c'est réellement la détente pour tous. Maman n'a rien à me faire faire et moi je n'ai à me plaindre de rien. Pourtant ce n'est pas fini et au contraire quelque chose de nouveau commence avec Papa, avec Maman. Ce n'est ni apprendre, ni jouer, ni ne rien faire : c'est être bien ensemble. Je vois la tête de mes parents changer dès qu'ils rentrent et qu'ils savent que je ne leur poserai aucun problème. On dirait que c'est moi qui vais alors les amuser. Pourtant peu à peu je vois que nos mondes sont différents et qu'ils ont leurs habitudes tandis que je commence à avoir les miennes. Cela ne me dérange pas dès lors qu'ils ne m'imposent rien. Leurs amis par exemple sont très discrets avec moi. S'ils voient qu'après leur avoir dit bonjour je pars dans mon coin ils n'insistent pas. Chacun son monde pourvu qu'ils me respectent, je les respecterai. Il faut que çà se voie le respect mutuel. Je ne me sens pas égal à un adulte mais celui-ci n'a aucune raison de m'écraser parce qu'il est grand, parce qu'il sait quelque chose que je n'ai pas encore appris mais qui me viendra sûrement par découverte naturelle. Découvrir soi-même est quand même bien mieux que de se voir imposer. Papa et Maman comme je disais au début ne laissent personne porter des jugements sur moi puisque même eux ils ne me jugent pas. Ils m'aident. Et à propos de jugements justement ils écartent vite fait leurs copains qui disent que je suis comme çi ou comme çà, que je suis trop libre, trop indépendant. J'ai l'impression que le fait que je ne sois pas comme tout le monde dérange ceux qui aiment bien les normes. Donc exit les relations de PapaMaman qui "trouvent que...". Je me sens en sécurité du regard des autres. Je n'aurai pas peur d'entreprendre ou de déranger puisqu'on ne me donne pas tort de faire selon ce que je préfère, dès aujourd'hui. J'aime la vie en général et tout ce qu'elle suscite comme objet ou comme activité. Mais comme on me laisse libre de penser selon ce que j'aime je ne me précipite pas sur ce que de l'extérieur on me dit de faire ou acheter. Je n'achète pas encore moi-même mais je manifeste des demandes. Donc je fais ou je manifeste selon mes sensations et mon appréciation. Il y a des trucs que des copains ont et que je n'ai pas. Cà ne me dérange pas parce que je leur ai demandé comment ils trouvaient, ce qu'ils en faisaient ; et leurs réponses n'étaient pas claires ; je me demande si ce n'est pas des trucs que l'on leur a mis dans les mains sans leur demander leur avis. La seule chose, c'est qu'à force de les voir tous avec ces mêmes objets que moi je n'ai pas je m'interroge si je suis tout à fait bien ? Mais cela ne dure pas parce que je passe à d'autres choses. La variété de ce que l'on me propose empêche que je m'enferme dans ce que j'ai ou que je n'ai pas. Mes parents m'expliquent à ce sujet que des enfants comme moi mais de couleurs différentes ou nés ailleurs n'ont pas du tout ce même genre de vie, et que cela ne les empêchera pas demain d'avoir les mêmes comportements que moi. Le monde ne s'arrête pas au petit cercle que je rencontre physiquement. Savoir qu'il y a beaucoup d'autres manières de vivre ne m'affole pas, au contraire. Cà me réconforte. C'est parce tout le monde est différent que c'est passionnant de découvrir avec ses propres yeux.


G1 Je commence à me détacher

Je suis comblé d'objets matériels et pourtant j'ai toujours envie de quelque chose de nouveau. Ce n'est pas moi qui y pense mais ce sont les sollicitations qui tournent autour de moi comme des mouches. Quand je dis objet ce peut être aussi des services, des distractions, des nouvelles manières de faire ou de penser. Je veux dire que des tas me choses m'assaillent sans que je ne les sollicite, sans que ce soit moi qui aille vers elles ; ce n'est ma ma découverte vers elle ; c'est leur envahissement vers moi ! Personnellement mon envie de connaître et de m'ouvrir sur ce qui menvironne et surtout sur les personnes que je côtoie, est toujours vif. Mais j'ai souvent l'impression de côtoyer un monde de fantômes dont la personne physique est près de moi mais dont la tête est ailleurs. L'école est le lieu où j'ai l'impression de passer le plus de temps parce que ce temps y est vraiment plus long qu'ailleurs : huit heures du matin, cinq heures du soir très souvent. J'y suis forcément astreint mais les professeurs eux ne m'occupent pas toutes les heures. J'ai souvent de longues interruptions inexpliquées où je suis là coincé à attendre je ne sais pas quoi. A l'intérieur même d'un cours je suis là toute oreilles et attention ouverte pour saisir le moment d'intérêt qui se fait attendre, perdu qu'il est dans une interminable procédure de mesures d'ordres, de contrôles, d'explications vaines de pourquoi et de comment d'une méthode. Ce que je veux savoir est perdu dans un méandre où je risque de m'endormir au moment où miracle peut venir l'instant magique. Nous sommes une classe, un groupe, c'est vrai, dont la marche ensemble nécessite méthode et discipline. Mais pour finir il n'y a plus que cela. Si je pouvais je m'arrangerai pour apprendre tout seul et apprendre ce dont j'ai envie. Cet aspect de moi n'est pas complètement repoussé par les profs qui compatissent avec bienveillance humaine mais incapacité à y trouver une solution. Pire le jugement sur moi me catégorise comme asocial et mes notes s'en ressentent, la projection sur mon avenir en est éclairé, mes parents en sont avertis, des voies d'orientations scolaires en sont fermés au profit d'autres sans que l'on me demande le moindre avis. On nous parle souvent de cette orientation scolaire, de cette nécessité d'être dans une norme - ils ne le disent pas comme çà, ils parlent de voie qui convient, d'autres voies qui ne me conviendraient pas ! Ces voies, commentent-ils, correspond à ce dont la société a besoin aujourd'hui. Je ne suis pas en âge de travailler mais on fait de moi déjà un apprenti à ce travail précis incontournable à terme. Je sais qu'il faut travailler et je me rends compte que mes meilleures joies viennent de quelque chose que je fais moi-même. C'est ma découverte du travail. Ne pourrait-il pas en être de même dans cette préparation au travail du monde des grands. Pourquoi m'imposer alors que je pourrais faire ou du moins essayer de faire. Je ne suis qu'en école primaire et il sera temps d'améliorer ce que je n'aurai pas su faire. Mais non. Dès maintenant je dois suivre leur norme sinon je suis déviant, poseur de problème. Les profs qui ne sont pas idiots sont bien conscients individuellement que mon cas n'est pas celui d'un fainéant ou d'un méchant. Mon "anormalité" leur ferait presque plaisir pour reconnaître qu'il y a encore des hommes libres, des enfants libres. Mais je sens qu'ils font un métier qui a lui-même ses normes et que c'est là dessus qu'eux aussi sont jugés. Ils font donc leur boulot comme ils me demandent de faire le mien. Celui d'un enfant qui suit la règle. C'est parce que je passe donc beaucoup de temps à cette école que ma mise aux normes, les ailes que l'on me coupe, me préoccupe. Car l'école est quelque part ma vie principale dont je m'échappe de temps en temps pour boire, manger, dormir, me divertir, espérer de l'affection des mes parents. Une échappatoire en effet, voilà au moins ce que j'espère. Mais en vain, mes parents me "ramènent" à l'école, me jugent selon ce que je fais à l'école, selon mes notes, d'après les commentaires voire les craintes des profs. Et au lieu de faire le break avec l'école c'est une suite augmentée de leurs craintes de ce que je vais devenir. Plutôt que de se faire expliquer ce que je reproche, ce que je voudrais que soit l'école, c'est la critique, la menace, la punition. La méthode de l'école est pour eux la seule voie et il faut que je m'y fasse. Et même, pire que les profs qui individuellement savent faire la part des choses, les parents en remettent une couche de leurs craintes, de leurs angoisses, de leurs sentiments frustrés. Comme si, en plus de ne pas bien faire, je voulais sciemment leur faire du mal, de la peine. Le vrai drame, dans lequel il faut pourtant vivre au quotidien car à mon âge l'école est obligatoire et la vie chez ses parents aussi. Pourtant il suffirait de presque rien pour me faire patienter, pour me dire ou me signifier que ce que je manifeste n'est pas idiot, que c'est bien de vouloir quelque chose pour soi, adapté à soi. C'est cela que je demande. Si par exemple on me parlait de moi, de la découverte que l'on fait de moi pour voir ensuite qu'en effet ce que l'on me propose est assez standardisé, fait pour tout le monde ; mais que c'est ainsi que pour le moment la vie en société est organisée, pour le plus grand nombre et par quelques-uns uns à la tête qui ont trouvé que pour le moment il n'y avait pas d'autres solutions mais qu'il ne fallait pas désespérer d'en trouver d'autres un jour. Ce n'est pas compliqué de parler, de faire le constat de la situation dans laquelle on est mais de se dire que l'on est toujours en recherche de quelque chose de meilleur. Or c'est ce qui m'énerve dans ce rapport de sourds - car il n'y a même pas de dialogue - c'est le fait que la nouveauté de ma présence n'atteint absolument pas la sensibilité des adultes pour faire évoluer leur monde. C'est moi qui doit m'y adapter. Et pire je n'ai même pas le choix de décider de ne pas m'adapter, de rester là en plan et en marge. Non, la marche est forcée. Il n'y a pas menace de mort car eux-mêmes les adultes, ont une obligation réciproque de me forcer à travailler, sinon ils sont hors la loi et hors de tout... C'est sans doute cela qui les angoisse. On tourne en rond entre adultes et enfants avec avantage pour l'adulte qui peut ne pas répondre à l'enfant ou évacuer son explication dans un définitif "c'est comme çà et pas autrement" ! Eh bien moi je sens que je vais aussi trouver quelque chose pour respirer un autre air que celui du monde dans lequel ils m'immergent de force. En suivant bien tous leurs discours sur la nécessité de faire dans les normes je découvre qu'il y a quand même un zeste , un parfum de liberté qui a été parait-il long à conquérir au cours de l'histoire. Et que c'est d'ailleurs au nom de ce souffle de liberté qu'il faut - malheureusement - s'imposer des règles pour la préserver. Intéressant comme découverte. Le dictateur préserve la Révolution. Ou bien la Révolution c'était avant la Liberté ; et maintenant avec la Liberté plus besoin de Révolution. Et même, la Liberté interdit la Révolution. Pardonnez-moi de manier des mots d'adultes dont vous croirez que ce n'est pas de moi. Détrompez-vous. Je sais penser. Et ne discréditez pas mon intelligence parce qu'elle vous étonne ou vous dérange. Bon, je reviens à mon histoire de Liberté qui me semble être la faille par laquelle je vais essayer de vivre dans leur système qui voudrait me mettre aux normes. Si je m'y prends bien ils ne pourront rien me reprocher puisque cette Liberté est chez eux vénérée comme une statue. C'est d'ailleurs écrit partout à côté d'autres mots comme fraternité, égalité. Je vais commencer par ce que je comprends c'est dire la liberté de faire un peu ce que je veux. Puisqu'ils ne veulent pas parler de moi, s'intéresser à moi, je vais en prendre mon parti et moi m'intéresser à moi. Un "repli" sur moi diront-ils chez le psy lorsqu'ils viendront s'étonner que je ne parle plus. Pourquoi leur parler puisque mes idées sont hors de leurs normes et qu'ils refusent de les trouver intéressantes, voire possibles. Je me replie, je me détache, je suis encore petit au point de croire que lorsque je serais grand mes idées vont les changer. Mais pour le moment mon horizon se rétrécit sur moi. Je vais devoir me battre tout seul.

G2 Je commence à me détacher

Je vois les pommes grossir tellement fort sur leur arbre qu'elle finisse par se détacher et glisser doucement, verte et rouge, sur le gazon du près. J'ai l'impression d'être un de ces fruits qui devient grand et qui se sépare naturellement du corps principal d'où il vient et qui l'a continuellement aidé à grandir. Mes parents me donnent toujours envie d'essayer d'agir avec eux mais comme si j'étais tout seul, comme si j'étais le seul concerné par ce qui va suivre. D'ailleurs c'est exactement le cas : je suis le seul concerné par ce qui se prépare pour moi. Un climat s'est instauré où malgré mon apparent jeune âge on croirait que tout ce à quoi j'ai affaire me demande mon avis. Autour de moi les possibilités d'occupation ou d'obets-cadeaux existent mais ne m'envahissent pas. J'ai toujours l'impression que c'est moi qui feuillette le catalogue de ce qui est possible pour ne prendre que ce dont j'ai besoin, voire envie. Il y a des tas de choses qui existent, qui m'intéressent car je ne les critique pas, mais dont je ne vois pas ce que je pourrais en faire, dont je ne saisis pas le meilleur sens qu'ils pourraient donner à ma petite existence. Donc je ne prends certaines choses ou activité que parce qu'elle me corresponde bien et que je sens que je vais les utiliser à fond. Je prends ce qui m'est disponible comme des objets à côté de moi, comme des choses qui vont faire partie de ma vie, qui vont me distraire, me faire grandir encore, m'aider à découvrir. C'est parce que c'est moi qui fait le choix d’objets que je peux avoir cette distance pour attendre de ces objets qu'ils me fassent du bien. Car si ces objets venaient sans que je ne le leur demande ce seraient eux qui m'imposeraient de m'occuper d'eux, de les utiliser. Quand je dis que c'est moi qui fait le choix des objets vous comprenez bien que c'est plutôt les adultes qui me laissent faire ce choix. Moi tout seul je n'ai pas accès à tout cela. A l'école l'institutrice et les directeurs passent beaucoup de temps à voir si je comprends et à la manière dont je comprends. Si par exemple ils voient qu’un exemple pratique me fait tout de suite piger un problème d'arithmétique eh bien une prochaine fois pour un autre problème ils font la même chose parce qu'ils sont surs que par cette fenêtre là de ma tête cela rentre tout de suite. Autre manière de faire simple et efficace avec moi est de voir quand je reste intéressé ou quand je fatigue. Quand ils voient que çà ne passe plus soit ils stoppent la classe soit ils changent le sujet qui me lasse pour passer à un sujet qui me plait. C'est fou ce que l'on peut faire lorsqu'on fait des choses qui vous plaisent. Mes copains de classe ne se comportent pas tous de la même façon ce qui pose le problème de nous faire tous aller ensemble. Mais la disponibilité des institutrices est d'une telle bonne volonté que l'on y arrive, tous ensemble. Car il se passe que voyant que l'un voulant faire telle chose, l'autre telle autre chose au même moment, c'est moi, ou mes copains qui constatant que ce n'est pas possible mettons nos préférences en recul provisoirement. Et ainsi, une fois l'un, une fois l'autre, nous avons tous l'impression que l'on nous fait faire ce qui nous correspond le mieux. Les profs ne chôment pas dans notre école pour aller de l'un à l'autre et nous faire tous avancer. Mais ils ne se plaignent pas, au contraire disent-ils, car ils découvrent chaque jour nos capacités d'éveil et notre manière de vouloir recevoir les connaissances. Ce n'est pas répétitif disent-ils. Je les comprends car ce n'est pas drôle de travailler comme des machines pour des gens qui se comportent eux aussi comme des machines. Lorsqu'ils dialoguent avec nos parents ils disent leur émerveillement de telle ou telle chose qu'ils ont découvert chez moi. Non pas parce que je serai un génie ou quelque chose d'exceptionnel ; mais simplement parce qu'ils ont appris quelque chose de nouveau dans leur métier qui consiste justement à faire face tous les jours à de nouvelles générations qui défilent devant eux. Leur savoir-faire est d'abord un savoir écouter plutôt qu'un savoir enseigner à sens unique. Ils parlent aux parents mais à vrai dire ils n'ont rien de spécial à leur dire parce que je n'attends pas les notes pour raconter mes journées à Papa, Maman. La satisfaction ou l'insatisfaction c'est le commentaire que je leur rapporte sur ce que j'ai découvert. Comment c'est rentré dans ma tête. Avec quelle difficulté j'ai compris. Les doutes que j'ai de n'avoir pas encore compris. C'est moi qui pose les questions ou le problème de sorte que les adultes ne peuvent pas me critiquer sur ce qu'ils pourraient appeler mon travail et que moi j'appelle ma découverte. Et c'est à ce moment là que les adultes se sentent embêtés de me laisser avec un problème sans solution. Ils ne peuvent pas passer à autre chose parce que cela les embête. Si moi dans ma petite tête je n'ai pas de réponse c'est bien à eux dans leur grande tête de m'aider faute de me donner leur réponse. Mais je préfère franchement qu'ils m'aident à trouver plutôt que de me souffler la solution. Je retiens beaucoup mieux ce qui vient de moi. Les autres sont différents de moi ; ils ont certainement leurs réponses à eux. Tout doucement donc je me détache de l'atmosphère où tout était fait pour satisfaire à mes demandes. Je deviens petit à petit autonome tout en sachant pouvoir toujours compter sur l'affection, l'attention et la prévention des adultes

H1 Me voilà libre

Dix ans seulement et enfin libre ! Dix ans seulement et déjà libre. La difficulté des adultes pour avoir des relations calmes avec moi aboutit à une espèce de séparation des genres. Je reste physiquement, civilement un gamin ; mais la société me donne un statut de gamin, un positionnement social d'ado. Je ne suis pas complètement libre comme un adulte mais j'ai beaucoup de droits. A l'école, avec mes parents, dans l'ensemble de mon comportement il m'est alloué un espace de liberté que je dois utiliser. Je dois me prendre en charge et utiliser les moyens, objets, facilités qui sont organisés pour moi. Je devrais être content pensez-vous. ? Eh bien non, parce que tout ce que l'on me propose c'est plutôt ce que l'on m'impose, avec l'hypocrisie de me faire croire que puisque c'est pour moi, pour mon bien, ce ne peut être que très bien. Il n'y a plus de dialogue entre moi et le monde des adultes. Il y a des passerelles artificielles qui nous permettent les uns et les autres de nous observer mutuellement, de continuer à vivre vaille que vaille ; avec l'impression pour moi que je ne peux pas faire autrement que de subir cette dépendance matérielle, avec l'impression pour eux que nous avons une espèce d'autonomie immaîtrisable parce que eux ne l'avaient pas. Les adultes croient que leur époque est une course de vitesse qu'ils ne peuvent arrêter et dont nous sommes des petits bolides. Ils ont une sorte de peur et d'admiration de nous qui les rend passifs et spectateurs de ce qui se passent devant leurs yeux, même si nous, leurs très proches les concernent directement, affectivement et légalement. Cette contemplation de ma liberté a quelque chose de cynique dans cet abandon qu'ils ont de leurs responsabilités à nous avoir mis au monde. Car s'il y abandon c'est parce que je suis effectivement abandonné, à moi-même, alors que mon moi-même est très peu constitué ; qu'il n'a encore eu que très peu d'expériences pour s'aguerrir aux réalités. L'école, les parents, la société se sont acharnés, de bonne foi sans doute, a me mâcher le travail constitutif de moi. Ce que je sais m'a été donné sans efforts, sans curiosité volontaire de ma part. On me donne tout sauf la gestion intime de ce que l'on fait avec tout ce dont on dispose. Les moyens obtenus devraient avoir généré en moi une capacité de m'orienter. Mais ces moyens sont comme des matériaux impeccables dressés sur un chantier mais qui attendent un plan, voire un architecte. Les seuls plans que l'on me propose sont encore comme des matériaux eux-mêmes, ce sont des modes d'emploi alors que j'attends une réflexion sur ce que moi, avec toutes mes caractéristiques, je peux faire d'original pour moi-même. Me voilà libre, mais en creux. Comme si cette liberté était quelque chose à remplir avec ces moyens préfabriqués que l'on m'impose. Alors que la liberté révolutionnaire est quelque chose que l'on conquière, avec le feu interne de celui qui veut sortir d'une condition. Moi pour le moment je ne veux sortir de rien sinon de la pression que je ressens autour de moi pour organiser cette vie d'ados. J'aimerai pourvoir revendiquer, et obtenir peut-être, plutôt que de recevoir et me demander ensuite ce que je fais avec ce dont on m'abreuve. Et si je demande après coup ce que je vais bien pouvoir faire avec tout ce que l'on me donne c'est bien parce qu’on me donne des trucs sans réfléchir si j'en ai réellement besoin. Ce n'est pas encore à moi à juger de la valeur de tel programme scolaire mais pour autant j'ai le droit de savoir quelle en est la finalité, à quoi cela va me servir. Souvent la seule explication qui m'est donnée est une donnée générale sur le progrès, sur l'impossibilité d'arrêter la marche des choses et la quasi-obligation de m'y résigner. Les programmes incluent aussi la notion de liberté, de tous ces gens qui se sont battus, dans l'histoire, dans la philosophie, dans la conquête des idées religieuses. Ce que l'on nous apprend là c'est une espèce de liberté passée, une liberté conquise une fois pour toute, une liberté qui s'est arrêtée parce que suffisante. Ce que je voudrais c'est continuer cette liberté, pouvoir l'introduire comme un électron libre dans ma vie, dans la seule vie que je pourrais connaître de a à z puisque c'est la seule que je vivrai éveillé, entièrement. Là mes parents trouvent que je pousse le bouchon trop loin au point de reboucher immédiatement mes velléités. Ils ont peur de ce que je dis. Je me demande même s'ils comprennent. Je m'interroge de savoir si leur vie n'est pas hermétique à tout cela. Si une fois pour toutes ils n'ont pas refermé le hublot sur la possibilité de liberté. Eux mêmes s'étant sans doute arrêtés à ce qu'ils avaient appris de la liberté, à l'école. La jugeant juste, bonne et suffisante ils se sont accrochés à cette liberté démocratique - une liberté limitée et devant être partagée entre tous - et aujourd'hui ils la continuent et la renforcent, en travaillant dur, en en subissant les conséquences, en ayant des enfants, en en acceptant les conséquences. Le tout dans une vie matérielle pas trop désagréable qui les hypnotise. La liberté ils l'ont oubliée ; et c'est pour cela qu'ils se demandent quel est mon problème existentiel puisque disposant de tout je ne devrai manquer de rien. « Il a tout ce gamin », je les entends me dire. « Que réclame-t-il de plus ? » Il réclame l'explication du monde, le pourquoi d'être là, la raison de chercher puisque tout est proposé comme déjà trouvé, y compris les limites de la liberté. Ils ne comprennent pas que la liberté n'est pas un objet identifié une fois pour toutes mais que c'est un filon qui m'est personnel et qu’il me démange de parcourir jusqu'à sa source. Mes copains ont à peu près le même problème mais c'est dangereux d'en parler entre nous. Nous n'osons pas trop commencer ces discussions de grands. Celui qui s'aventure là dedans passe pour un gars trop sérieux, pas cool et emmerdant. Et puis nous n'avons pas tous les mêmes problèmes ; cela dépend de nos familles, de leurs moyens, de leurs idées ou de leurs religions. Mais en gros on est tous dans le même bateau où l'on se demande qu'est-ce qu'on peut bien faire dans ce monde qui s'occupe tant de nous par les moyens, mais si peu pour nous expliquer les buts dans lesquels nous pourrions choisir et nous construire. Le monde des adultes préfère se rassurer en nous saturant d'objets et de services qui lui feront des belles statistiques attestant que nous ne manquons de rien. Plus, le monde des adultes a découvert le marché de la satisfaction de nos besoins : besoins institutionnels comme les écoles, les vacances, les distractions culturelles ; mais aussi des besoins pour étiqueter la jeune liberté qui nous est octroyée : des vêtements pour nous, des marques pour nous, des musiques pour nous . Encore plus, la société nous observe, dans notre liberté malheureusement léthargique, pour saisir le moindre soubresaut de nos instantanées velléités et leur donner un "sens" qu'elle s'empresse d'emprunter sans vergogne pour utilisation jeuniste dans son monde d'adulte. Ma liberté embryonnaire et sans repère devient la référence de ce monde déboussolé.

H2 Me voilà libre

Je suis "confiant». Je suis confiant parce que l'on me fait confiance et que je fais confiance. C'est une liberté entourée de deux gardes fous qui m'écartent de deux dangers. Celui de me croire encore trop petit, trop jeune alors que l'on me fait confiance. Celui de me croire déjà grand, trop grand alors que je fais confiance, je sollicite la confiance. Mon évolution psychologique suit comme en parallèle mon évolution physique. Je vois mes membres grandir en même temps que je ressens des préférences ou des velléités très personnelles. L'école nous donne souvent l'occasion de voir et de s'arrêter sur ce qui se passe en nous. En effet presque tous les cours sont aussi l'occasion pour les professeurs de voir comme nous réagissons, comment nous incurgitons telle ou telle matière. C'est fou ce que les uns et les autres pouvons être différents pour comprendre vite ou lentement, pour aimer ou négliger telle ou telle autre. Les profs observent, s'attardent mais n'insistent pas quand ils voient que çà ne rentre pas. Tout dépend si tout le monde ou personne comprend. Si c'est personne, c'est qu'il y a un problème général qui ne peut venir que d'eux. Si les uns comprennent alors que d'autres ne comprennent pas ils sont d'une part rassurés et peuvent ainsi prendre le temps de revoir en détail. Je reçois donc l'enseignement comme j'en ai besoin, comme le ressens ; c'est à dire comme un partage qui devient mien sitôt que j'ai compris, sitôt que je peux prendre en charge cette part du savoir qui m'est confié. Sans exagérer je me sens fier d'avoir ainsi l'impression d'accéder à une espèce de grand gâteau de la connaissance humaine. Je sens que ma compréhension personnelle si elle est pour le moment passive, va réfléchir à tout cela et atterrir un jour avec une idée qui me sera personnelle sur le sujet. On nous a d'ailleurs bien appris cette histoire de l'évolution des idées où des chercheurs, des philosophes, des militaires, des hommes politiques ont été comme moi des élèves auxquels on avait donné accès à la connaissance, l'école de la république, et qui sur la base de leur appétit pour la vie avait ensuite continué le chemin, plus loin, et avait bâti une prolongation à l'histoire. Il parait que cela sera aussi possible pour moi, que le monde s'est toujours bâti et n'a survécu que parce qu’il y avait toujours de nouveaux ouvriers qui voulaient continuer et améliorer le chantier. Je vous dis tout cela de manière un peu livresque parce qu'il faut bien utiliser des mots ; mais c'est d'abord un profond sentiment que j'ai au fond de moi, celui d'avoir envie de participer. Mes parents ont à peu près le même style de dialogue avec moi si ce n'est qu'ils restent toujours un petit peu plus protecteur, surtout Maman. On sent qu'une mère se souvient toujours que l'on vient d'elle et qu'elle continue à souffrir avec nous lorsque l'on est confronté physiquement ou moralement à quelque chose de douloureux. Mais ce n'est q'un sentiment qu'elle ne manifeste pas par un quelconque empêchement de faire ce que je crois bon pour moi. Mes parents ont une réelle attitude de me laisser évoluer en m'informant sans préjugé des situations où il se pourrait que je me fasse mal. Leur attitude a une noblesse car je fais partie d'eux en même temps que je me détache d'eux. Ce ne doit pas être facile de voir les choses partir loin de soi et en même temps s'assurer que le voyage se passe bien. Il parait que d'autres sociétés ont des rapports parents enfants différents ; que les enfants sont moins sous la couveuse des seuls parents pour appartenir à l'ensemble de la communauté qui leur fait elle aussi confiance. Je crois que c'est à peu près la même chose où nous, ado, nous sentons porteur de la suite de la société au sens de continuité physique mais qu'il ne nous est pas encore demandé de rôle actif pour faire vivre cette société. Nous sommes les forces en préparation pour remplacer un jour de manière appropriée aux nouveaux temps qui avancent. La confiance est réellement une mesure exacte de ce que je peux donner, de ce que je peux recevoir. Je suis reconnaissant au monde des adultes, de l'école, des parents, des entreprises qui donnent du travail et de celles qui assouvissent les besoins... Je suis reconnaissant que la société me laisse à ma place, qu'elle ne me surcharge pas trop avec le fait que je suis jeune et que tout ce qui est jeune serait beau, nouveau, révolutionnaire. Je suis reconnaissant que la société n'attende encore rien de moi. Je suis témoin qu'elle fait le maximum possible dans ses moyens actuels pour financer, organiser et rendre équitable toute notre énergie qui vit aujourd'hui sans responsabilités mais dont une partie de l'activité consiste à préparer demain. La société des adultes n'a pas honte d'elle-même et peut donc se consacrer sereinement à son équilibre, son évolution favorable, et son remplacement par nous demain. Elle sait attendre ce demain sans profiter de ma disponibilité. La société a une espèce de pudeur à ne pas déranger mon cycle de métamorphose. Elle ne vient pas solliciter mon avis sur la résolution de problèmes qui sont les siens, qui résultent de contingences qui sont les siennes et non les miennes. De même qu'elle ne vient pas me susurrer des solutions laxistes à mes recherches qui font partie de mon métabolisme et non du sien. Même si les entreprises ont besoin de vendre elles ne viennent pas essayer de m'inventer de faux besoins. Encore que ce n'est pas sur que cela marcherait vu que je sais ce qui me fait utilité et plaisir. Cette société d'adultes qui ne me fait aucune flagornerie m'inspire respect en envie d'y participer un jour.



I1 Je ne sais pas quoi choisir

Tout ce qui m'arrive comme tout ce qui m'est disponible prend possession de moi sans que je m'en rende compte. J'ai toujours l'impression de me réveiller avec des choses toutes faites que je ne vois pas arriver et qu'il est trop tard pour refuser de les prendre. Ce n'est pas un étau qui m'étrangle mais une toile d'araignée qui tisse autour de moi un labyrinthe mouvant. J'y suis quelque part mais sans savoir où. Parfois je me hasarde à essayer de remonter le fil jusqu'au départ mais en chemin une tentation alternative me distrait et me revoilà nulle part. Les variables de cet inextricable réseau qui m'enserre ont toujours de bonnes raisons de saisir mon attention, un instant. Car la sollicitation extérieure est dûment organisée pour ne jamais me laisser seul. Je ne veux pas croire que cette sollicitude à mon égard de la part du monde des adultes soit forcément une volonté de m'envahir. Au contraire je crois qu'il s'agit au départ d'une véritable attitude d'émulation et de soutien qui serait en soi formidable si elle savait s'arrêter au point de passage de ce que j'en pense, de ce que je peux en faire. Mais la motivation force ma résistance pour installer toute sa capacité logistique ; elle s'introduit comme un logiciel qui va vouloir me faire vivre comme elle le décide. Cà c'est moi qui le pense. Officiellement tout ce que la société met à notre disposition reste libre d'usage. Je devrais savoir choisir entre toutes ces propositions. Or je ne sais pas choisir. Je n'ai pas de motivation pour choisir. Peut-être parce que les choix sont biaisés. Parce que les choix ne sont que des variables qui me font toutes de toutes façons aller dans une seule voie qui elle ne me plait pas. Peut-être ? Mais, je n'en suis pas là car je ne vois absolument pas les finalités alors qu'autour de moi toutes les têtes sont baissées dans leur guidon et que les corps ne manifestent que des comportements automatiques. Commencez-vous à comprendre que ce n'est pas possible de choisir dans une vie qui apparaît déjà comme bouchée, acharnée dans un but quasi mécanique de durer pour durer. Nulle part ne m'apparaissentt des rayonnements de remise en cause, d'éclairages nouveaux, de nécessité ou d'opportunité de faire autrement. Le discours répète que "c'est comme çà". C'est ce refus de dialogue, de questionnement sur le pourquoi des choses qui est énervant de la part de ce monde d'adultes. La nécessité de la continuité je peux la comprendre lorsqu'on ne peut pas faire autrement, mais pas lorsqu'on a acquis l'outil libertaire de la remise en cause, de l'analyse critique. Les adultes me semblent sous-évolués ou plutôt à mi-cheminn d'une évolution où eux aussi ne savent que choisir. J'ai appris les religions et leurs messages de révélation pour rassurer les gens sur leur sort, pour leur donner une raison d'être soumis sur terre. J'ai appris aussi que depuis on avait trouvé d'autres explications à la terre, à l'univers et à notre présence d'hommes. J'ai l'impression qu'entre les deux les adultes ont le vertige. Ils aiment bien savoir pourquoi ils sont sur terre sans se poser trop de questions sur la manière de participer effectivement à ce passage. Ils acceptent toutes les nouveautés de la science, de la démocratie et ils en font de nouvelles règles auxquelles ils croient comme une continuation de leur religion. Ils ont toujours besoin de croire ou plutôt de suivre quelque chose ou quelqu'un. Ils n'ont jamais choisi et c'est d'ailleurs pour cela qu'ils trouveraient aujourd'hui rassurant que je choisisse. Mais comment choisir lorsque toutes leurs cartes sont préfabriquées par leur système d'allégeance, de respect à des règles qu'ils acceptent sans les avoir comprises, discutées, faites-leur. Ils sont en effet au milieu de la rivière ne sachant s'ils retournent à leurs croyances incompréhensibles mais rassurantes ou s'ils se dirigent vers la rive de la connaissance où ils seront des découvreurs. Entre les deux ils sont en espérant que leurs enfants, moi, je dérive insensiblement vers l'une ou l'autre berge y voyant comme un signe de destin leur évitant de choisir. Les adultes sont très fiers, paradoxalement, de ce ni-ni au milieu de la rivière : parce qu'ils se croient évolués de ne plus céder aux superstitions des religions qui leur expliquaient tout avec des balivernes ; et en même temps parce qu'ils voient un monde technologqiue se construire apportant confort et consolation des misères justement à la place des religions. A mon niveau les choses sont très différentes car leur religion n'est pour moi qu'un cadre culturel que d'ailleurs je ne méprise pas. Pourquoi le ferai-je ? Il y des trucs sympas qui réjouissent et réunissent. Et leur technologie est un acquis avec lequel je suis né même si je connais un peu l'histoire de leur très récente arrivée. Mais bon, maintenant on est dedans, je suis dedans, je ne vais pas m'extasier et dire merci tous les jours. Ce paysage là est établi et n'évolue pas dans son idée. Il change dans ses formes mais pas son procédé. Donc là aussi il n’ya pas de choix, je n'ai pas le choix. Le folklore de la religion en arrière plan, le conformisme de l'éducation en plan support, le consumérisme jeuniste qui s'acharne, la complaisance de mes parents qui virevoltent comme des mouches pour voire si tout ce qui précède me satisfait... Et ces mêmes parents qui sont pétrifiés de mon ingratitude à leur répondre que, non, cela ne me satisfait pas. Que ce n'est pas une question de moyens ni de volonté. Que c'est une question de moyens pour des choix qui ne sont pas les miens et que c'est une question de volonté égoïste qui les préserve dans leurs convictions mais pas dans les miennes qui se cherchent, oh combien. Faute de choix reste la fuite, ou plutôt l'état de fuite, la fuite que l'on ne choisit pas, l'état de réfugié d'un système qui vous assiste, que peut-il faire d'autre ? En sachant que c'est quelque part peine perdue puisque cela ne vous convient pas. Mais qu'importe : le système a le ventre mou de ceux qui préfèrent continuer plutôt que de douter et se remettre en cause. Réfugié dans des attitudes de complaisance vis à vis du système scolaire. Je n'y fais que paraître et obtenir des mérites reconnaissables par la société. C'est à peu près pareil avec les adultes et mes parents envers lesquels je me surprends à paraître ce qui est référent de réussite pour eux : résultats scolaires passables, look ok, modernité désabusée, rapports affectifs gentils. Rien que des trucs qui les rassurent. Les pauvres, s'ils savaient, je suis d'une hypocrisie à crever ; mais comme je vous le dis c'est que je n'en suis pas dupe et que tout cela n'est que de la façade me permettant d'attendre sans être embêté, sans que l'on me coupe les vivres. Que dis-je ? Cà ils n'oseraient jamais parce que même lorsque je pousse toutes les bonnes raisons qu'ils me détestent ils - l'un ou l'autre, ou les deux à la fois - trouvent encore de bonnes raisons d'avoir pitié de mes manipulations. Je joue ainsi avec leurs nerfs car quelque part j'aimerai voir ce qu'ils ont dans le ventre, jusqu'où peuvent-ils aller dans leur non choix. Cela me guiderait de savoir jusqu'où un être humain, qui vous aime de surcroît, peut aller pour ne pas vous aider à faire votre propre choix. C'est cela que je réclame à corps et à cri. Je veux des gens déterminés qui écoutent, qui comprennent mais qui vont vers un quelque part qu'ils ont choisi et auxquels ils se tiennent. J'ai besoin de leur exemple de leur motivation de leur soutien. J’en ai marre que l'on me laisse seul avec uniquement des moyens et des services matériels passe partout, pour tout le monde.

I2 Je ne sais pas quoi choisir

Le jeu de construction s'agrandit. Les matériaux sont plus nombreux. Les manœuvres envisagées sont plus audacieuses. Les ouvriers conviés au chantier voient leur tâche définie et leurs perspectives d'avancement dans la "carrière" s'ouvrir. Microsoft appelle le poste de travail principal de son logiciel Windows "un bac à sable", par évocation nostalgique d'un passé enfantin où l'on se construisant des châteaux de sable.... Aujourd'hui la promesse ou l'intention est que ces châteaux (de nos illusions,) puissent en effet se bâtir. La gageure est que ces "illusions" ne proviennent pas d'un rêve et ne finissent pas en "espagne". Les éléments de connaissance s'accumulent autour de moi sans l'ostentation de qui voudrait prendre une place que l'on ne lui donne pas. Les connaissances se mettent en place autour de moi en attendant les priorités et l'ordre de marche que je consens de leur donner. Ces mots sont de la description un peu froide mais je vais vous expliquer comment ça marche presque instinctivement, sans que je n'aie besoin de mettre de l'ordre. Il y a des matières que j'aime par affinité, il y a celles dont je comprends l'utilité, il y a les autres qui ne m'accrochent pas. Je commence par celles-ci en demandant aux profs de m'en expliquer l'origine et surtout l'utilité dans la vie qui s'annonce pour moi. A quoi cela va me servir, à quoi cela va servir à d'autres différents de moi ou voulant faire d'autres choses que moi. Si tout reste abstrait et sans déclencher de déclic chez moi je le dis et je ne m'engage que dans une version minimale d'acquisition, pour savoir qu’au minimum çà existe, au cas où. Mais je ne vais pas passer tout mon temps à m'accrocher à quelque chose qui ne m'accroche pas. Les profs le savent et ils ont un sous-système leur permettant d'apprécier mon effort minimum. Ils ont fait leur travail et j'ai fait le mien. Au contraire lorsqu'une matière m'intéresse les mêmes profs sont capables de me construire un programme sur-mesure c'est à dire adapté à mon état de connaissance, à l'usage de certains outils conceptuels. Alors ils puisent dans leur immense réserve de savoir pour m'indiquer toutes les pistes qui approfondissent et enrichissent cette matière que j'aime. La souplesse et la disponibilité des banques de données informatiques s'avèrent être d'une virtuosité fantastique pour documenter un sujet favori. Mais ce n'est que de la documentation qui a besoin d'être vitalisée par le concret du regard humain du prof qui me connaît, qui distille et explique. L'ensemble de notre classe fonctionne ainsi de cette manière atomisée dans tous les sens. Globalement cela ne fait pas plus de temps de travail ni donc de profs que s'il y avait un seul cours où l'essentiel serait consacré à répéter de manière autoritaire ce qui ne voudrait pas rentrer et que l'on ferait rentrer quand même. C'est un peu comme dans les avions où ils s'efforcent de remplir au maximum quitte à vendre les places à des prix différents. L'avion rempli est rentable pour la compagnie d'aviation. La classe bien occupée par des élèves volontaristes forme des adultes utiles à la société. Les parents ne manifestent pas de contrôle ni d'appréciation sur cette organisation scolaire par préférence. Ils sont simplement conviés à l'exposé de certains de nos résultats et à commentaire général sur notre volontarisme de participation qui est de toutes façons toujours très fort. Ce n'est pas que les parents sont interdits d'école mais qu'il s'agit d'une phase intense de formation, de préparation, dans laquelle notre éveil est en continuelle attention. Cà se voit tout de suite et dès lors qu'il me voit partir et revenir joyeux et intéressé ils se contentent d'apprécier et d'échanger, pour que le dialogue prof-élève ne soit jamais perturbé par une injonction d'autres adultes. A côté de l'école, je veux dire avant et après et même pendant l'école, existent des moyens qui proposent des activités physiques, divertissantes ou culturelles. Aucune n'est imposée et toutes fonctionnent un peu comme les matières scolaires que l'on peut tester pour savoir avec quel degré on va en faire usage. Il nous est simplement demandé de continuer un choix lorsque nous nous engageons après la période de test. Pour une raison bien simple de méthode d'acquisition qui ne peut être que progressive puisque toutes les matières sont au départ nouvelles et étrangères. Toutes sortes de moyens pédagogiques leur permettent de venir à nous progressivement à condition que nous-même fassions le choix de nous y accrocher pour que la semence puisse prendre et ensuite l'intérêt puis le plaisir puissent naître. C'est une liberté d'entreprendre dans laquelle on est libre mais l'on doit aussi entreprendre. Et je m'aperçois que beaucoup de phases de la vie sinon toutes ont cette même progression d'acquisition pour qu'apparaisse la jouissance. Donc à vrai dire, sur la question de savoir ou ne pas savoir choisir, la vie qui m'entoure m'épargne les choix radicaux dans lequel je serai tout à fait incapable de décider. Il y a tellement à acquérir avant de faire un choix. Et même si mon esprit s'enrichit de connaissances et de préférences je serai bien mécontent et malheureux de devoir dire que je n'aime pas cela et que je m'en coupe l'avenir définitivement. Ou bien que j'aime tellement cela que j'en fais mon seul but. Le choix que j'ai à faire, et que l'on me fait comprendre de faire, est celui de la méthode et de la nécessité de participer d'une manière ou d'une autre. Avec justement par cette liberté de pouvoir aller dans mes préférences, en misant sur le bon sens que j'ai d'accepter les préférences des autres lorsqu'il s'agit d'organiser notre vie en commun. La société me fait confiance pour organiser la constitution de mon bagage personnel qui comprend des connaissances concrètes en même temps qu'un esprit de synthèse pour prendre conscience du bagage des autres, et aussi une acceptation du compromis lorsqu'il faudra harmoniser l'ensemble que nous formerons. Ne pensez pas trop rapidement que c'est utopique. Tout ce que je vous dis c'est du concret, de la connaissance, du temps, de l'argent mais organisé de manière fluide sans poches de rétention, sans gangrène d'habitude, sans préjugé des limites de l'homme tant qu’on ne les a pas honnêtement mis à l'épreuve de la réalité de son illusion, de ses châteaux qui ne sont pas en "espagne".


J1 La Société me rattrappe

La vie matérielle s'occupe de moi sous toutes les formes. Je suis cerné dans le temps, dans l'espace, par d'innombrables obligations de devoir faire, de devoir paraître, de devoir faire bonne figure. Le tout avec le sentiment que mon parti pris de me mettre à la marge de ce système, que ma volonté de ne pas participer à cette société artificiellement festive est une espèce d'acte de bravoure sans possibilité d'aboutir. Pire, un sentiment que ma brave résistance est de toutes façons comprise dans le système, qui s'organise pour tout récupérer chez moi, y compris mes sentiments contestataires. Là, c'est quelque chose qui fait réellement mal. C'est comme si on venait me voler mon intimité. En pratique au quotidien je me suis résigné à faire l'impression favorable minimum pour qu'on me laisse tranquille. Il faut comprendre le système en amont, comment les profs fonctionnent, comment les parents se rassurent, comment la société autour d'eux et autour de moi me donnent des droits et leur imposent des devoirs de s'occuper de moi. Je devrais être content me direz-vous ? Mais détrompez-vous ; les devoirs qu'ils ont sont une façade purement administrative qui leur permet de dire, eux tous parents, éducateurs, sociétés, que les jeunes ont tout ce qu'il faut à leur dispostion et qu'il ne dépend plus que d'eux pour réussir. D'ailleurs, ils doivent réussir, avec tout ce qu'on leur donne, tout cet investissement que l'on fait pour eux. Car chez eux, chez les adultes, tout se résume toujours par une question d'argent, de sacrifices financiers lorsqu'ils veulent être un petit peu pudique mais tout autant cynique. L'attention qu'ils nous portent donc serait au final une question de moyens financiers. Ils nous fournissent en effet un inventaire impressionnant de moyens pour manger, nous vêtir, nous distraire, nous informer, nous éduquer. Ils nous disent que chacun de ces moyens a un coût qu'il leur a fallu travailler dur pour nous le payer. Eux et toute la société en général à laquelle ils s'associent pour revendiquer que nous respections cette immense générosité. Mais ce qu'ils ne comprennent pas c'est que nous ne pouvons avoir de reconnaissance pour ce que nous n'avons pas demandé, pour ce avec quoi nous sommes nés. Les éléments matériels qu'ils sont fiers de nous offrir font pour nous parti d'un acquis qui ne leur appartient pas forcément. Ils ont une vielle notion de la propriété privée leur donnant le toupet de revendiquer ce que nous trouvons naturel d'avoir non pas parce que cela nous plait ou que nous en avons besoin. Mais ces éléments ou ces genres de vie matérielle nous arrivent comme un état de fait dans lequel nous n'avons même pas à nous initier. Comme Astérix dans la potion magique des Gaulois nous sommes tombés dedans très petit. Nous sommes tellement nés avec qu'il serait presque dangereux de nous en couper, comme si nous devrions nous sevrer d'un élément non pas vital mais qui serait devenu indispensable. Un exemple d'aujourd'hui est la facilité avec laquelle nous manions les objets technologiques, comment nous savons installer ou réparer les matériels informatiques alors que les adultes n'y comprennent rien. Pourtant ce doit bien être des adultes et non des enfants qui conçoivent les produits et qui en rédigent les modes d'emplois. Ceci pour dire que ce sont les adultes qui se créent un monde où ils se perdent eux-mêmes, où ils nous demandent de l'aide malgrè qu'ils continuent à croire que c'est le leur, fait avec leurs sacrifices dont nous devrions être reconnaissants. Non. Que la société du monde des adultes me rattrape et me happe dans ses inévitables points de passage est une réalité que je ne peux que constater mais devant laquelle je ne vais certainement pas dire merci puisque je ne l'ai pas demandé, puisque ce n'est pas celle que j'aurai voulue si l'on avait demandé mon avis. Car depuis que vous suivez mon histoire vous voyez bien que j'ai beau réclamer que l'on m'écoute mais on ne m'écoute pas. Je dois suivre et accepter ce que l'on fait pour moi. J'aurai bien une certaine passivité à accepter ce que l'on fait pour moi si cette proposition me séduisait, si elle venait satisfaire mes sincères attentes, si elle correspondait à quelque chose de subtil et bien pensé pour les êtres humains et futurs adultes responsables que nous sommes. La société que l'on me propose sent la modestie, le conservatisme, la protection de ce qui existe. Donc impossible de dialoguer avec eux sur ce qui pourrait exister, sur ce qui pourrait arriver et comment s'y préparer puisque c'est moi dans dix ans qui serait aux commandes. L'anticipation de l'avenir me laisse d'ailleurs songeur quand je vois la fragilité de leur système qu'ils croient très bien. Malgré toute la préparation qu'ils m'imposent, et qu'ils se sont imposés, je n'en doute pas, ils se retrouvent au chômage parfois, insatisfait moralement souvent, combinard sinon tricheur avec leur lois faites pour l'égalité de tous mais qu'ils utilisent d'abord pour eux quand ils le peuvent. Leurs horaires et leurs contraintes leur font passer un temps fou dans des choses improductives comme les transports, les attentes. Ils respirent l'insatisfaction alors même qu'ils me contraignent de les rejoindre au plus vite dans ce même système qui les abrutit. Pourtant ils ne se révoltent pas. De même que nous, nous sommes nés avec ces objets et services de consommation que nous n'avons pas demandé, on croirait qu’eux sont nés avec l'acceptation de leur condition de mutant qui ne dit jamais rien quelque soit les effets concrets de l'insatisfaction. Ils ne se manifestent que pour conserver, réparer un peu, mais toujours avec la même dévotion pour le système dont ils disent en humour que c'est peut-être pas le meilleur mais ce n'est pas le pire. Quelle perspective pour moi qui n'aie réellement pas demandé à venir ici ? Les adultes devraient comprendre cette différence pourtant très simple entre celui qui choisit et qui doit se satisfaire d'un résultat, et celui qui ne choisit pas et qui peut ne pas être satisfait. Le véritable amour de l'autre, s'ils l'avaient comme ils le disent, serait de se demander si les choix ont été bons, s'il ne faut pas réparer, améliorer, modifier. Il en est encore temps, il en est toujours temps vu que les générations se suivent et se remplacent avec des nouvelles solutions. Mais cette réflexion n'existe pas chez mes adultes qui se contentent de pourvoir à la société qu'ils ont organisée et qu'ils me demandent de suivre. Mes réflexions je les cultive et les exprime confusément dans quelques manifestations d'existence à la marge, dans mes lectures, mes musiques, mes accoutrements. Mais même plus mes rêves ! Je n'ai pas le courage de me faire souffrir avec de l'impossible rêve. Je somnole entre la société matérielle et une vague idée que je me fais d'un autre monde impossible à soulever même si je crois dans la justesse de mes idées, même si je suffoque de l'air ambiant dont je me dis que je dois sortir. Toujours la société me rattrape et me donne de bonnes raisons de confort pour ne pas commencer la révolte.

J2 La Société me rattrappe

La société ne rattrape pas car c'est plutôt un jeu de va-et-vient où l'une - la société - propose et moi je dispose. Avec une interactivité qui fait que chaque nouvelle proposition est adaptée à mon nouvel état d'esprit. Il y a une progressivité sans plan préétabli où l'une et l'autre (c'est toujours moi) se satisfont, au fur et à mesure.. Il serait impossible qu'il y ait un programme car ce serait forcément l'une qui voudrait dominer l'autre, ou inversement. Au départ la société existe avant moi, elle me précède mais ce n'est qu'une avance logistique, une préparation du terrain, une attente de ma venue; Car la société n'a aucune raison d'exister si ce n'est pas pour m'accueillir. Entre parenthèses, je parle de moi comme s'il n'y avait que moi et que j'étais le centre du monde. Mais c'est une manière de parler et de faire comprendre la relation. Moi c'est aussi et surtout tous les autres qui d'ailleurs arrivent chacun avec des "mois" différents que la fameuse société qui, elle qui est un seul tout, doit accueillir individuellement. C'est là toute la subtilité d'être global et local comme disent les économistes que j'ai entendus à la télé, leur fameux "small is beautifull". Je comprends que ce type d'organisation de la société n'a pas pu se faire tout seul ; qu'il a fallu une longue progression des consciences pour s’apercevoir que c'était le meilleur moyen de faire vivre tous les gens ensemble. Lorsque la société n'avait pas beaucoup d'explications des phénomènes, lorsqu'elle s'en remettait à des mythes, à des dieux, même si elle a fini par ne garder qu'un seul dieu, puis les rois, les empereurs... Il fallait passer par toutes ces étapes qui maintenaient la société cohérente et acceptable à condition de ne pas poser d'autres questions que celles pour lesquelles on imposait les réponses toutes faites. C'est comme cela que je comprends ce que j'apprends de l'histoire de l'humanité, des découvertes scientifiques, des libérations de contrées. C'est l'histoire d'une évolution permanente dans laquelle j'arrive à un moment particulièrement intéressant où, pour la première fois, il semble que l'on demande son avis à l'humanité concernée. Tout ce qui était dominant autrefois s'est dissout dans un système autocoagulant. C'est très intéressant ; mais s'il n'y a plus de dominants il n'y a plus non plus de dominés qui peuvent attendre qu'on leur donne des ordres. Il n'y a plus d'ordre d'en haut mais ce n'est pas pour autant que l'ordre, les ordres, peuvent venir d'en bas. Là ce serait mécaniquement suicidaire, comme si chaque élément de base d'une grande pyramide voulait prendre son autonomie et ne voulait plus faire partie soutenante de l'édifice. Il s'effondrerait vite fait. Donc ce que je comprends c'est qu'il y a un process de continuation de la construction, de reconstruction permanente, avec va-et vient incessant entre les matériaux et les architectes invisibles pour savoir dans quel sens on poursuit l'édifice. Vous me trouvez philosophe ou trop sérieux ! C'est parce que je vous parle d'une manière différente de vivre et que le différent peut vous faire peur. Mais considérez à la lettre mes descriptions et vous constatez qu'il n'y a rien là de surnaturel ou de mystérieux. Quand vous voulez que quelque chose marche entre plusieurs personnes pour qu'ensemble vous réalisiez quelque chose qui vous fera plaisir à tous, eh bien vous faites tous ensemble en sorte de savoir ce que vous voulez, de quel temps ou moyens vous disposez, et vous jetez ensemble toutes vos forces en vous disant que de toutes façons vous êtes tous dans le même bateau et que ce que vous découvrirez au bout sera un nouveau point dont vous repartirez. Notre système n'est donc pas compliqué dans son idée même s'il est très sophistiqué dans ses détails de mise en oeuvre. Notre plus grosse difficulté est de bien accepter chacun la présence de l'autre dont les réactions nous sont imprévisibles. Nous sommes obligés - là c'est un stop à notre liberté - de nous dire que l'autre ne va pas nous déborder, qu'il ne va pas accaparer, qu'il a une conscience du nécessaire, qu'il accepte notre présence. C'est un système où personne n'a raison avant un autre et où il n'a pas d'autres raisons que celle qui se forme lorsque toutes les raisons se sont exprimées, lorsque tous les torts ont été évités. Je suis donc dans cette société qui met à ma disposition tous les matériaux de l'acquisition personnelle, toutes les idées de l'évolution, toutes les recettes des expériences précédentes. Dans cette société il n'y pas de hiérarchie de valeurs qu'il faudrait savoir en premier ou en second. Mais il y a des fondamentaux dont on doit s'occuper tout le temps, pour les préserver, pour les réparer, pour les remplacer s'ils sont usés. Nous ne pouvons pas remettre en question ces éléments vitaux tant qu'ils conviennent bien, tant qu'ils sont indispensables. A leur égard il se forme un respect naturel parce que nous ressentons qu'ils sont la condition initiale pour que tout le reste fonctionne. Il s'agit d'éléments naturels comme le soleil, les saisons, les réserves pour nous nourrir, nous chauffer, nous éclairer. Mais c'est aussi des formes de vie, des outils pour manier la vie comme le travail, l'effort, le respect avant la critique. Il n'est pas interdit d'en parler mais il faut pouvoir proposer la solution de remplacement avant d'aller plus loin. Une solution à caractère universelle pour que tous la préfèrent en même temps à la solution précédente. La complication de l'exercice suscite quelquefois des critiques sur l'ensemble de notre système dont on dit qu'il nivelle par le bas s'il attend le plus petit dénominateur commun. C'est vrai mais à l'inverse si l'on n’attend pas celui qui traîne à comprendre et à se décider on est plus tous ensemble ! et on ne peut plus continuer. Voilà la vie à laquelle je participe, avec un enthousiasme de pionnier qui doit attendre les autres et de participant qui doit travailler sans attendre les mêmes autres




K1 Je suis Diplômé ou Etiquetté

La société ne trouve pas le moyen de dialoguer avec ce que je suis, avec ce que je cherche ; mais elle ne s'avoue pas vaincue pour autant car elle a de toutes façons l'impératif de faire avec moi. Elle n'a pas autorité pour me supprimer. Je suis un cas difficile me dit-elle à moi en particulier alors que je sais qu'elle est obligée de tenir presque à tout le monde le même langage. Mon problème est celui de beaucoup de monde. Mais la société préfère faire semblant de m'isoler dans mon coin, sans doute pour éviter que la coalition des mécontents ne s'attaque à elle en bloc. Nous pourrions parvenir à la renverser, qui sait ? Mais pour le moment elle arrive encore à nous maintenir divisés pour régner. Elle commence par me culpabiliser d'être la brebis galeuse, le ver dans le fruit, le grain de sable dans la machine. Là elle ne se trompe pas car c'est réellement une machine qui n'existe et se fait craindre que parce qu'elle tourne toujours, donnant à son mouvement une morale positive qu'il me faudrait respecter alors que l'arrêt serait statique ou négatif. Je ne dois pas arrêter la machine, je dois la laisser tourner et même prendre du plaisir à tourner avec elle. Pour m'entraîner dans son tour elle me propose en guise de participation positive de me gratifier, un jour, si j'y travaille très fort, d'un diplôme qui me fera reconnaître de tout le monde que je suis utile à la machine. Vous pouvez en déduire tout de suite que si vous ne participez pas vous n'êtes pas reconnu et il s'en suit toutes sortes de considérations dédaigneuses à votre égard.. Au départ le mécanisme des diplômes est anodin et m'a pris par surprise. J'étais à la marge et j'en supportais l'isolement, croyant que cela durerait longtemps. Mais on a très vite voulu vérifier ma marginalité et le remettre en cause en analysant en quoi elle consistait. On me teste, on m'ausculte, on me demande ce qu'il y a de travers. A moins de fuir, mais où ? Pour continuer à jouir du minimum il faut montrer pattes blanches, accepter des tests de connaissances, passer des épreuves de remise en question. Anodin au départ ces passages au scanner sont redoutables parce en même temps qu'ils disent à la société de ce que vous êtes, du moins un petit peu, ils m'interpellent par surprise de ne pas me trouver idiot. Je n'en ai jamais douté mais là noir sur blanc, on vient vous dire quelque soit le dégoût que la société vous inspire, que vous êtes quand même -merci- intelligent, et qu'il y a à faire avec vous. Le procédé est grossier, cousu du fil blanc de la récupération mais il tisse un filet qui se resserre sur vous. Il faut prendre une décision alors que l'on est dans un climat d'époque où l'on n'en prend jamais. Il faut fuir, mais où ? La nasse se referme sur moi puisque je ne prends pas le mouvement pour y échapper ; puisque au contraire et dans l'enthousiasme d'avoir apparemment cassé ma léthargie le système s'enflamme pour me féliciter de ne pas lui dire non, pour me congratuler de l'originalité de mes réticences dont on me jure qu'elles serviront à devenir meilleur. Le comble du cynisme. Me forcer à venir par tous les moyens et ensuite avoir la flagornerie de me dresser des éloges. Alors que je suis tout simplement "repris en mains", "redresser" dans le grand système, mis sous tutelle d'une pensée inébranlable qui désormais pensera pour moi. En effet de nouveaux programmes de formation s'enchaînent, des perspectives de carrière claire s'illuminent. Il suffit de suivre, de ne pas laisser passer son tour. Les jours les mois, les années se suivent avec une foultitude de contrôles, d'examens, de sélection, de concours, de déchet. Car entre temps, le long de ce parcours de réel combattant il y a des éliminations pour cause officielle de connaissances insuffisantes et qu'il n'est plus de temps de rattraper ; et pour cause réelle qu'il n'y a pas assez de débouchés professionels dans la carrière que l'on vise, ou que l'on s'est trompé dans l'anlayse des besoins, ou que les professionnels en place ne tiennent pas à être trop nombreux à devoir partager la position dominante sur laquelle ils espèrent être assis une fois pour toutes. Mais présentement quand cela m'arrive je n'ai que faire de ces explications et je me sens tout simplement grugé d'avoir accepté contre ma volonté d'acquérir des connaissances qui maintenant ne me mènent plus à rien. Et tout cela sans excuses, sans regret, sans dédommagement. N'ai-je pas assez travaillé ? Le système s'est-il aperçu que je traînais les pieds et que je n'étais pas le volontariste de la première heure. Oui, on osera me dire tout cela au point de me proposer sans honte et sans ridicule de recommencer dans une autre branche, "mieux faite pour moi". Eux peuvent se tromper ; moi je n'ai droit qu'à travailler et à suivre leurs filières directives stupides. J'y suis obligé car ayant capitulé devant leurs perspectives d'être reconnu un jour par un diplôme j'ai quelque part un peu renoncé à ma position marginale de me construire moi-même. Bien qu’honnêtement je dis cela maintenant parce que j'ai de la rancœur mais à l'époque où j'aurais pu prendre la voie de me construire moi-même je n'ai pas été très actif. Il est vrai qu'on ne me proposait rien, que l'on ne m'aidait en rien. Que les métiers (manuels) qui auraient pu me plaire - si, si, il y avait des trucs qui me plaisaient - étaient catégoriquement repoussés par mes parents qui y voyaient mon déclin définitif. Alors que les diplômes ! Ah les diplômes, ceux qu'ils n'ont eux-mêmes presque pas, quelle planche de salut, quel avenir assuré. Les premières sélections qui me rejettent ont un effet à plusieurs détentes. Un, je dois me "réorienter", deux, je dois "retravailler", trois je prends conscience que derrière l'hypocrisie il y a l'égoïsme de la société qui ne veut pas de moi. Cela fait longtemps que je le savais, du moins que j'en avais le sentiment confus. Bébé, enfant, ado, jeune j'avais bien vu que l'on ne m'acceptait que si j'étais sage, puis appliqué puis performant. C'était un échange donnant donnant mais qui me laissait toujours une petite soupape de sécurité par l'affection qu'au-delà du système on me portait quand même. Là la vérité est toute crue. La société qui me dit depuis la naissance d'être sage, de travailler etc... jette le masque et m'avoue qu'elle ne peut pas tout pour moi, qu'elle s'est trompée, qu'elle me souhaite bonne chance pour ma prochaine tentative. C'est l'inconscience, le cynisme, l'irresponsabilité à l'état pur. Avoir cassé ce que j'attendais d'être, même si j'étais lent à me décider, avoir forcé les barrages de mes sensibilités, avoir promis que le diplôme couronnerait ce beau parcours contre mon gré accompli... et vlan, me laisser ici en plan comme une vieille chaussette. C'est ma révolte, si je savais encore où la faire, si l'on m'avait appris à me construire mes armes. On ne m'a donné que jouets, des substituts, des prothèses. Mes yeux sont déjà las. Mes sens ne saisissent plus. La société m'a anémié, lessivé, cassé. Je suis infirme. Elle va bien trouver encore un moyen pour s'occuper de moi. C'est inscrit dans sa constitution. Et l'assistance à personne en danger est un marché comme un autre. On peut compter sur elle pour savoir s'en servir, puisque je suis là prêt une fois de plus à lui servir de cobaye.


K2 Je suis Diplômé ou Etiquetté

La reconnaissance mutuelle et permanente que nous nous faisons entre nous produit un respect naturel et une estime réciproque. Je suis un apprenti de cette société mais il ne m'est pas fait grief ou reproche de ne pas encore en être un acteur rentable. Le temps de chaque chose, de chaque étape de la vie est respecté comme une période d'incubation où malgré mon inefficacité dans l'acte de production je suis utile en tant que produit en devenir, comme une semence en état de germination. Il n'y a aucun utilitarisme de la part des adultes quand elle nous regarde ainsi comme si nous étions en couveuse surveillée. Le respect naturel c'est justement cette acceptation d'un état de fait générationnel, où des plus jeunes se forment, s'informent et informent l'ensemble des autres composantes de la société. Les adultes ne se complaisent pas dans une attitude de protection ou d'attente de rentabilité, de retour sur leur investissement. Ils ont simplement une conscience de passage d'une génération à une autre qui se prépare par le patient travail de laisser l'autre aller à son rythme en le motivant. La quiétude du monde adulte pour ne pas s'inquiéter de notre arrivée a un effet apaisant pour toutes les générations qui y voient la réalité d'une société soudée. Le choix des acquisitions de connaissances arrive à se faire par préférence personnelle sans que l'on assiste à des régulations par le haut. Les trop pleins dans un secteur se déversent naturellement dans un secteur voisin qui y voit par la faveur suscitée une possibilité de nouvelles carrières, de nouveaux débouchés. Le parti est pris qu'il vaut mieux employer les gens là où ils ont envie d'aller. De les informer en temps des problèmes ponctuels de régulation des flux qui nécessitent des périodes d'attente ou de reconversions. De faire le pari que les deux parties ne se bloqueront pas sur leurs positions puisque le but commun est l'occupation de tous dans une activité stimulante. Des sommes d'intelligences sont mobilisées de part et d'autres pour que le système ne se bloque effectivement pas et ne nécessitent pas des régulations autoritaires venant de l'un ou de l'autre. Des idées ont circulé pour que les jeunes ne soient formés qu'en fonction des places prévisiblement nécessaires à la société. A contrario une théorie inverse émettait l'idée que les jeunes pourraient exiger que la société organise les exactes places qu'ils avaient envie d'occuper. C'était du débat d'idées qui a permis de voir très vite que dans les deux cas un côté forçait l'autre à penser comme lui. Ce qui n'est pas praticable dans les rapports de société qui se respectent. A cette occasion des références à toutes les organisations de société pratiquées sur Terre se sont introduites pour que nous les étudiions et les comparions. Il en ressortit que notre forme était originale parce que c'était une organisation de respect mutuel permanent. Le socialisme d'état - le communisme - porte une intention de répartition pour tous qui est admirable mais qui ignore que nos velléités individuelles n'ont pas toutes en même temps les mêmes besoins. Et donc que le même effort pour tous au même moment produit un immense gâchis de production non utilisée par les uns et désirée par les autres. Le libéralisme d'état - le capitalisme - porte quant à lui une inclinaison à ce que la richesse aille à la richesse et la pauvreté à la pauvreté, même si au départ chacun peut aller "libéralement" où il veut. De ces deux formes d'organisation il est donc intéressant de se dire que la notre est équitable puisqu’elle revient toujours à l'individu partie prenante du groupe pour lui demander ce qu'il désire et en organisant avec lui des moyens d'y parvenir. On se demande comment les gens n'y ont pas pensé avant quand on voit ces résultats si différents. Pourtant il y a une explication qui réside dans la longue accoutumance que nous avons depuis la naissance, non seulement moi mais tous ceux qui me précédent depuis longtemps, accoutumance à pouvoir manifester nos désirs, nous donner les moyens de les réaliser mais à condition de ne pas empêcher l'autre de le faire. Non pas par souci d'égalité puisque nous sommes différents mais par simple réalisme de la présence de l'autre, de son droit à l'existence, et de son utilité à la consommation échangée des biens et des idées que nous produisons tant pour nous-mêmes que, par conséquence, pour les autres. Notre sollicitude pour les autres n'a pas besoin de discours de charité pour se justifier. Il suffit d'ouvrir les yeux et d'accepter la réalité en se demandant comment se la rendre favorable en même temps que notre réalité sera favorable aux autres. Voila ce qui nous rend mature, qui nous certifie de notre utilité sans qu'il n'ait besoin que la société nous reconnaisse par un diplôme. Nous nous diplômons nous même en nous reconnaissant notre utilité réciproque. Ma description peut vous paraître utopique si vous venez d'un autre monde stratifié par des apriorismes sur la nature de l'être humain, par des idées toutes faites sur les mécanismes de fonctionnement des sociétés. Mais à ce que je sache, car je m'informe quand même sur toutes les formes d'organisations des sociétés et des hommes, aucune structure n'est parfaite mais il en est des qui sont particulièrement chaotiques et qui laissent les hommes en marge. La notre n'est pas parfaite non plus mais elle ne prétend pas l'être puisqu'elle nous reflète tous individuellement. Et elle nous donne la satisfaction de pouvoir ne nous en prendre qu'à nous puisqu'elle est continuellement faite que de nous seuls. Voilà pourquoi je n'ai pas besoin que cette société me donne un diplôme puisque c'est à moi de juger de mon utilité et de mon efficacité. Je me décerne ou je me retire en permanence ma capacité, mon diplôme à être utile dans la société qui m'attend.


L1 Je « m’expédie » partout

Ne sachant que choisir je suis un électron en suspension dans l'air du temps. Je me surprends à me retrouver ici ou là sans univers physiques et psychologiques dans lesquels je suis transporté. Car ce n'est pas moi qui me déplace. C'est l'air du temps qui me meut dans son éther indéfinissable, dans ses plaisirs forcés, dans ses obligations de suivre le mouvement en m'incitant à ne plus avoir de perceptions claires mais simplement des sentiments diffus. Je n'ai même pas la conscience d'être manipulé parce que concrètement je participe et j'accepte. L'incitation vient de plus haut pour agir avant ma volonté visible et intérioriser en amont de nouveaux instincts. Je ne peux faire que cela. Je n'ai pas d'autres choix. Ne me demandez pas d'expliquer mon pourquoi puisque je suis conscient du moment où je m'y suis orienté, sans me rendre compte du temps, sans évaluer les changements dans cette action que je constate avec vous. Mais je ne la constate pas de la même façon. Vous la jugez, vous la comparez, vous la regrettez. Moi je suis dedans jusqu'à un niveau d'immersion complète de mon libre arbitre. Je ne vous ai pas pris en traître. Cela fait 25 ans depuis que je suis sur terre qu'il faudrait me demander mon avis sur l'organisation de la société que vous me prépariez. Jamais vous ne m'avez sérieusement écouté. Vous avez mis des moyens, oh, certes, pour lesquels il fallait continuellement vous dire merci et surtout vous dire que c'était bien même si nous en pensions le contraire. Par manque d'espace pour me révolter, manque de courage pour me créer de l'espace, manque d'imagination pour m'en sortir sans vous faire de la peine j'ai tout accepté pendant tout ce cursus. Votre système n'a pas réussi à me construire. Il me laisse en (mauvais) plan avec un chantier chaotique fait de matériaux épars, de méthodes expérimentales non abouties. Atteint par la limite d'âge pour rester dans le champ protectif de votre affection il me faut aller me réfugier dans un ailleurs qu'une fois de plus votre société, désormais la mienne que je le veuille ou non, m'organise, à contrecœur sans doute. Vous organisez même mes divagations. Vous en faites un marché social comme un autre. Vous y trouvez une nouvelle possibilité d'exercer cette fameuse intelligence qui vous étonne toujours, cet humanisme dont vous vous targuez pour vous distinguer des animaux et des autres hommes qui réagissent encore instinctivement. Vous êtes fiers des progrès que vous faites pour améliorer le sort de l'humanité dites-vous alors qu'une bonne partie de ce progrès vous sert à réparer vos conneries précédentes. Vous êtes décidément des vrais enfants de ce siècle comprenant bien la complémentarité des activités qui consiste à créer les besoins d'autrui et à le préparer à avoir d'autres désirs. Ainsi et de bonne foi mon cas n'est pas votre erreur mais un marché parmi tant d'autres. Pour la réputation morale de votre société vous ne vous en vantez pas mais il ne vous déplait pas de vous y montrer comme un habille humaniste qui comprend et qui va résoudre. Quand ? Comment ? Entre temps je suis là et vous posez sans doute la question sur le paradoxe de mes explications claires je l'espère et l'état néanmoins vaseux dans lequel je m'embourbe. C'est en effet tout le paradoxe de l'époque où les sciences démontent tout ou presque mais n'insuffle pas en échange la pulsion de l'effort, de la nécessité de m'en sortir. L'époque me permet de dormir debout. Le champ des activités économiques, dans lequel vous avez bien fini par me faire une petite place, s'est adapté à mon indolence ; et à votre indolence aussi qui si elle n'a pas les mêmes origines chronologiques a su s'aménager un confort certain. Nous sommes l'un et l'autre les rameurs mous de la même galère, où ni l'un ni l'autre n'osons nous adresser de reproches clairs. Le non dit règne en maître comme si nous redoutions l'incision du moindre reproche. A ce non dit ambiant répond une culture de loisirs faciles et d'expédients. Les miens sont plus radicaux car à part dans mes analyses je reste à la marge, dans l'hésitation de mon éventuelle participation à votre société. Mes voyages involontaires dans le non choisi auront forcément une fin lorsque mon corps ou mon esprit, ou les deux à fois lors d'un événement fortuit trouveront cette réaction instinctive qui caractérise encore de temps en temps les hommes. Je ne m'y prépare pas puisque ce serait un effort dont je suis incapable, mais je sais que cela existe, que cela va arriver ! Mais entre-temps je m'expédie effectivement partout. Je veux dire que la société m'expédie dans tous ces interstices, comme un voyage exploratoire mais sans boussole au bout de la nuit, avec pour seule certitude qu'il devrait refaire jour. Dehors tout est gris. Les gens se suivent sans se regarder. Il faut soi même s'arrêter dans un recoin pour avoir l'opportunité de voir quelque uns ayant eu la bonne idée de s'arrêter eux aussi au même endroit, pour un moment furtif. Reconnaissance, échanges, constat et il faut repartir parce que l'on estdébusqué par cet arrêt intempestif dans le cours fixé. Quelque fois l'arrêt est plus long, le groupe plus nombreux, le constat plus fort, l'émanation du mal être plus clair. Alors la cause devient visible. Elle peut émouvoir, attendrir, faire prendre conscience de manière rapide et même trop rapide qui témoigne de la veulerie de la société pour compatir vite fait pour peu qu'on la laisse ensuite poursuivre son train-train. Me concernant je suis las de ces combats fantoches, de ces démonstrations de forme qui se font toujours récupérer et se font remonter dans le train qui continue, avec eux cette fois. Jusqu'au prochain arrêt, au prochain court-circuit. Ma lassitude n'est pas une révolte qui débouche. La société le sait et n'accorde pour cela que peu d'importances à mes râles. Je suis malade. La société ne va pas bien mais elle refuse de s'examiner. Je suis malade mais encore assez conscient que c'est une maladie dont je ne pourrais mourir qu'à petit feu. Ce sera long et beaucoup de résistances viendront contrecarrer mon agonie. Ce qui reste de conscience de moi-même ne supporte pas toujours le spectacle avachi que je me donne. Sans besoin des leçons de morale de la société je me fais quelque fois peur à me regarder vivre, à me voir me laisser faire, à constater que l'état n'est pas satisfaisant. La société s'en mêle aussi avec ses bons réflexes humanistes et judéo chrétien pour se demander où est l'erreur ? Où est la faute ? Peut-être pas forcément du côté du pêcheur mais peut-être du côté de l'hameçon qui est rouillé ! Il y a plein d'idées dans une société qui se cherche pour se remettre à l'ouvrage et inventer la mise à niveau, la finition des générations qu'elle a laissée inachevée ; comme si elle ne nous avait pas "fini". Moi je crois que ce n'est pas une question de finition mais que c'est une question de mal commencé. Ce qui n'arrange bien et est encore moins encourageant car l'être humain de 25 ans ne peut pas être démonté et reconstruit comme s'il n'avait jamais existé. C'est avec cet existant que l'on devra faire.


L2 Je « m’expédie » partour


Les mécanismes permettent aux individus et à la société de s'apprécier. Les uns dans leur rôle individuel de contributifs, l'autre dans son rôle cumulatif, fédérateur et redistributif. A cette phase de la vie, 25 ans le passage est proche entre l'individu et la société. Tout ce qui a été préparé jusqu'alors chez l'individu est maintenant prêt à rentrer dans une phase concrète et active. C'est le moment où la société peut évaluer les bienfaits de ses ensemencements dans la famille, les bébés, les enfants, les adolescents, les étudiants qui passent désormais de l'autre côté de la barrière dirait-on dans un monde de fossé générationnel. Pour moi les choses ne se passent pas ainsi car l'apprentissage à la cause commune et le rôle de la cause commune dans cet apprentissage est un long parcours dans lequel le présent moment n'est qu'une étape. Etape importante parce que marquée par une autonomie de moyens où l'individu que je suis doit maintenant s'auto suffire. De ce point de vue c'est une étape charnière si elle marquait une fin de processus. Mais en fait elle se place dans une continuité de croissance interne, la mienne, qui va aller en s'enflant encore plus, comme un passage de relais où le coureur suivant avait encore plus de souffle que le précédent. Ira-t-il plus vite, sera-t-il plus élégant dans son effort, ira-t-il ailleurs. C'est à lui de le voir, de le dire et de le faire dans une autonomie responsable du parcours des autres. Je ne m'autonomise pas au sens repli sur moi même parce que je deviens adulte. J'assure l'autonomie d'un effort dont les résultats s'inscrivent dans un parcours global qui vitalise les générations qui me suivent, celles qui me précédent, celle qui me côtoient. Pour autant ce parcours en commun n'a rien d'un socialisme forcé qui m'enlèverait automatiquement le fruit de mes efforts pour les redistribuer. La question ne se pose pas en termes de propriété mais en terme de jouissance. Dès lors qu'il est reconnu ma participation, ma faculté d'en jouir moi-même, ma fierté de la voir utiliser par l'ensemble de la société, j'estime avoir mon plein de bonheur. Là n'est pas le plus gros souci puisque ne maquant de rien nous n'exprimons pas de désirs, de jalousies. Il nous reste pourtant une part d'individu immaîtrisable en nous, quelque chose que nous ne pouvons pas mettre en commun, un je ne sais quoi qui chatouille en nous une volonté d'être différent dans des domaines que la société n'a pas complètement prévus. Ce bonheur en plus que je recherche vous montre bien que ma société idéale - et elle l'est - ne prétend pas entrer dans tous les détails qui nous constituent. Et ce détail n'est pas le moindre. Ce n'est pas exactement tout le bonheur qui nous est donné largement par l'organisation respectueuse de nos rapports. C'est une part de ce bonheur si on peut parler de part comme d'une portion de bonheur. Cette part là n'est pas programmable, elle ne peut pas être organisée par autrui, elle est une relation subtile entre désirs - non mesurables - et réalités qui sont portées chez nous à leur maximum de bon fonctionnement. Ce vide laissé entre désirs et réalités aurait pu être comblé ou du moins tenté d'être comblé. Des régimes politiques ou religieux, dans l'histoire, ont souvent essayé de remplir ce fossé, c'est dire de construire des nouvelles réalités comme si elles pouvaient s'approcher au plus près de ces désirs. Il semble qu'il y ait une limite que les réalités ne peuvent pas franchir lorsqu'elles veulent percer le secret des désirs individuels. Les réalités de supplément se sont avérées superficielles, dangereuses, pernicieuses, violeuses d'intimité. C'est pourquoi la société dans laquelle je suis laisse le vide entre nos désirs intimes et le point maximum des réalités que nous pouvons décemment tous avoir en commun. Ce vide n'est pas un néant ou un aveu d'impuissance : c'est un espace libre, tellement libre qu'il ne veut même pas s'organiser comme tel. Il est libre à l'état pur comme une terre vierge dont personne ne veut souiller le sol. Non par superstition mais par soucie de ne laisser aucune empreinte. Car c'est un espace que tout le monde en a tête sans obligation de référence. Il existe des idées mais point de théories qui en tant que telles auraient une espèce d'interdit. Pas d'empreinte, pas de préconçu. Des avancées personnelles que l'on se garde pour soi. Que l'on échafaude tout seul selon son degré de désir, selon son besoin d'explications, selon sa capacité à se tenir tout seul ou à avoir besoin d'un commentaire. La neutralité sur ces questions est une matrice de base de notre vie ensemble qui n'a jamais été empiétée, qui n'a jamais eu besoin d'être légiférée. Nous sentons tous que cette part d'intime doit nous rester strictement personnelle. Nous ressentons par une intelligence instinctive qu'il s'agit d'un élément d'équilibre qui fait partie d'une constitution de nous, avant nous, sur laquelle nous n'avons aucun accès. Voilà ma part de rêve, d'évasion, d'intime pour laquelle la société n'a qu'un seul devoir : celui de ne pas y toucher


M1 Retour aux sentiments

Le brouillard de ma vie ne m'empêche pas d'avoir des lueurs, des torpeurs qui vont et viennent en s'évaporant. Soudain dans ce rêve éveillé je crois saisir l'angle du ressaisissement, du non à l'envahissement. Court instant qui arrive toujours en situation de projections internes, de début de désirs. Jamais le même sursaut ne me revient en situation pratique pour envisager ma sortie du tunnel. J'y suis en pilotage automatique, comme sur une plate-forme de camion qui transporte par six ou huit les voitures sur les routes. Comme si elles ne pouvaient pas rouler toutes seules ces auto-mobiles ? Je suis sur la plate-forme x qui me mène vers une destination qui m'est inconnue. Me débarquera-t-on à la prochaine escale ? Suis-je destiné à un autre point de livraison. Le chauffeur du camion n'en sait pas plus que moi puisqu'il reçoit ses instructions au fur et à mesure de la demande. Je suis le stock en flux tendu qui attend qui voudra me consommer. Question de temps et de persuasion marketing. J'ai l'étiquette minimale certifiant les qualifications. Ma démotivation invisible, si l'on ne me parle pas, est de toutes façons couverte par ma date de péremption. Je suis encore jeune. Du haut de ma plate-forme, car en me débrouillant un peu j'ai pu me trouver cette situation panoramique, je regarde le temps. Puisque moi-même je suis immobile cela doit être lui qui se déplace. Les gens aiment le temps qui passe. Avec la météo ils ne parlent que de çà. Cà les rassure de savoir que quelque chose bouge vu qu’eux comme moi ne bougent pas. A leur différence moi je suis conscient de mon immobilisme et j'en profite pour laisser vagabonder mes sentiments. Ceux là ne se sont jamais éteints. Je me demande comment ils font pour résister à toutes les tentatives d'envahissement qu'ils ont eu. Toutes les fois que l'on m'a dit de ne pas avoir d'état d'âme, de penser à autre chose, de ne pas broyer du noir. Les sentiments ont résisté comme des combattants embusqués dans mon tréfonds, trop habiles pour se faire repérer, trop indéfinissables pour se faire identifier. Ils sont toujours avec moi même lorsque je me crois seul, lorsque je doute de tout y compris d'eux. Leur constance aujourd'hui me réjouit car j'ai l'impression d'avoir avec eux une part de forteresse imprenable. Imprenable y compris de moi-même. Comme s'ils étaient des anges gardiens montant une défense implacable pour écarter les adversaires y compris leur propriétaire qui a souvent songé à en finir avec tout. Ils ne font pas la morale, ils ne me donnent pas de leçon, ils ne m'intiment aucun ordre ; mais ils montent la garde. Lorsqu'ils sentent la défaillance dans mon attitude, c'est à dire quand ils détectent le moment où je crois en avoir marre de subir, ils me remplissent d'une immense bouffée d'optimisme et d'argument. Je m'en sens gonflé à bloc, armé jusqu'aux dents, prêt à en découdre avec ce qui m'a jusqu'ici humilié. C'est à ce moment que je vais frapper, c'est sur, je vais le faire. Mais je ne le fais pas bien. Je pars comme Don Quichotte imbus de mes sentiments profonds que je veux asséner à tout le monde. J'oublie que l'autre n'est pas moi. Que je ne peux l'empêcher de dormir. Que je ne peux pas me venger d'un seul coup parce que soudain le sentiment de révolte m'envahit. Mes outils sont infirmes. La société ne m'a pas appris à me battre sur un objectif. Elle m'a entraîné vaille que vaille à subir ma condition et à me redresser de temps en temps dans le seul but que je reste avec elle. Mes sentiments ne servent pas mon but ultime. Ils agrémentent mon morne quotidien en me laissant croire que je suis encore quelqu'un puisque je pense encore tout seul. Je pense à quoi, pour quoi. Mon quotidien est pris par la routine, la répétition, l'enrôlement, la promesse de ne pas déranger. Alors mes sentiments ne peuvent servir qu'à embellir un jardin secret. Ce n'est pas négligeable et j'arrive à en faire quelques plantations décoratives que je fais tourner dans ma tête. J'imagine, je refais le monde, je fais pousser autrement. J'observe les manœuvres, les tentatives de venir titiller mon quotidien avec des approches qui ressemblent aux situations réelles que je vis, que je subis. Pourquoi ne faire repousser autrement ? Pourquoi ne pas reprendre en mains toutes ces aspirations évanouies ? Pourquoi ne pas souffler plus fort sur cette braise qui semble réanimée ? Oui, demain je recommence. Mais demain renaît avec ses mêmes contraintes qui regardent mes mêmes hésitations, mes mêmes peurs d'être abandonné si je défie le système qui m'entretient. Mieux vaut ne pas donner des ailles à mes sentiments, mieux vaut les cocooner dans la volupté de l'irréalité. Ils y sont à l'abri, je peux les observer, les faire évoluer dans ma cage, les retrouver le fameux lendemain sans la désillusion de leur incapacité à me transcender. Je sais que tout cela est de ma faute ; et que je mets tout sur le dos de la société parce que c'est plus commode que de faire mon analyse. Il n'empêche que je suis le produit de cette société dont je ne me départis pas de croire qu'elle m'a inoculé le virus de la soumission, du respect de son ordre pour son ordre, du doute d'entreprendre. Officiellement la société se défend bien de me couper les ailes. Et certains de ses arguments sont en effet des appels à entreprendre. Pourquoi je ne m'envole pas ? Parce les pistes d'envol qu'elle organise sont autant de balises et de fourches caudines sur lesquelles je renâcle depuis mon enfance. Elle veut toujours m'assister au lieu de me promouvoir. Elle veut que je fasse selon ses règles qui d'ailleurs n'arrêtent pas de changer. Mais la règle au moment où l'on vous demande de la suivre est toujours une règle qui casse ce qu'il y a de personnel en vous. Ces règles qui n'arrêtent pas de changer démontrent bien l'insatisfaction et le mauvais fonctionnement, sans pour autant susciter la remise en question. J'aimerai que l'on m'écoute, moi, depuis le temps que j'ai quelque chose à dire ; depuis le temps que je vous dit que cela ne fonctionne pas. Ecoutez-moi. Il faudrait que je m'organise pour être entendu, pour être crédible. Je suis sur que mes pressentiments sont justes, que la société a besoin de moi. Que la société peut balayer ses tabous, ses préjugés sur moi et sur les autres pour nous écouter et se remettre en cause. Promis, juré, si l'on m'écoute je participerai, je ne serai plus à la ramasse des autres. Je fonde l'espoir que c'est peut-être maintenant le moment, que la société après avoir vraiment tout essayé va se pencher sur mon cas pour analyser tous ses dysfonctionnements et me proposer justement, puisque je suis le mieux placé au cœur du problème, de prendre et d'appliquer mes sentiments devenant possibilité tangible. Je rêve, je rêve. J’ai toujours rêvé. C'est vrai, la société pour cela au moins ne m'a jamais bousculé dans mes rêves. Mais si cette fois ci c'était mes rêves qui allaient la bousculer ?


M2 Retour aux sentiments

La culture de mon jardin des sentiments est le domaine sensible. Les critiques de toutes parts abondent pour démontrer, enfin, la faille de tout le système. On veut grosso modo lui faire avouer que ce système ne permet pas l'épanouissement des sentiments. Que sa tentative d'équilibre des individus ne peut tenir que si ceux-ci s'abstiennent d'avoir des sentiments personnels. Qu'il ne leur en vient même pas l'idée car sinon l'abstention créerait déjà une subversive frustration. Bref, que si le sentiment existe le système s'écroule ! Je ne peux que raconter mon vécu, mon expérience au quotidien qui n'est pas une lutte pour chasser mes sentiments, je puis vous le dire en toute sincérité. Je suis tous les jours absorbé, comme un soleil qui rayonne parmi d'autres soleils, à équilibrer la part de moi-même dans son apport avec la communauté. Cet équilibre n'est pas une balance où je fais des comptes de ce que je donne par rapport à ce je reçois. C'est un équilibre naturel qui existe comme une constante dont je dois simplement vérifier l'apport qualitatif et quantitatif. Que les vases communiquent de la société vers moi et de moi vers la société me suffit sans que je n'aie l'envie ni encore moins la cupidité de personnaliser l'échange. Le constat du fonctionnement me suffit de même que la société manifeste le même détachement, ne voulant prendre le risque de distinguer les contributions individuelles si elles sont globalement suffisantes. En termes plus simples, peu importe d'où les choses viennent pourvu qu'elles viennent et de tout le monde. En sens inverse peu importe ce que vous donnez si l'ensemble des contributions est suffisant, et de tout le monde. C'est un bien-être assez satisfaisant pour tous pour se permettre d'être partagé indistinctement. Il ne suffisait pas d'y penser mais songez simplement quel plaisir il y a à dépenser sans compter lorsqu'on a les moyens ; Le plaisir de donner plutôt que de recevoir. Faire le pari que l'homme ne pense pas à lui en premier c'est ce que je fais en faisant un effort que je ne mesure pas mais dont je sais qu'il sera, en cumul avec les autres, suffisant pour irriguer l'ensemble. Tel est le pari de se dire que l'homme préfère faire que de compter. Ces mouvements de tant d'individus vers un seul ensemble ne constituent pas une communion requérant notre allégeance. Au contraire la coordination de tous ces mouvements exigent une habileté logistique de très haut vol. Une grande partie des tâches consistent justement à organiser ces flux. pour nous en convaincre par les faits réels que c'est à nous même qu'incombe cette régulation. La sophistication des moyens de notre société de l'information nous permet de savoir à tout moment la nature, le coût, l'incidence de nos actes. Nous remplissons nos tâches aussi simplement que si nos remplissions nos verres en voyant bien quand cela va déborder. Cette utilisation à notre profit des moyens d'information est au contraire de ce que prédisaient les visionnaires d'une société Big Brother où un super Etat surveillerait tous nos faits et gestes, ou pire pourrait anticiper nos méchantes velléités et nous arrêter avant son accomplissement réel. Notre sens du partage de l'information nous incite avec les mêmes moyens dits "de surveillance" d'en faire des instruments de bord pour motiver notre propre et seule conduite. C'est fait en sorte que les données individuelles ne sont accessibles que pour le chacun de nous qui sommes concernés ; c'est inviolable. Alors que leur cumul et les statistiques nécessaires pour que chacun se sentent motive sont communes et donc elles aussi accessibles à tous. L'information circule en préservant chacun. Je suis loin de mon jardin des sentiments mais je voulais rendre compte du fonctionnement global qui préserve les ressorts de la motivation individuelle. Je ne suis donc pas si loin des sentiments que nous sommes fiers d'avoir, de cultiver, de pétrir avec le vécu quotidien. Notre société n'est pas un montage définitivement achevé. Sa composition est tout le temps renouvelée par l'humeur que nous y mettons, les compétences qui s'essoufflent ou se régénèrent, par les générations de ceux qui s'en vont ou de ceux qui arrivent. Tout cela est de l'humain, de l'humus vivant, imprévisible dans ses petits détails. Tout ne se régule pas dans une perfection arithmétique pour ne pas manquer de rien. Mais pour autant la projection des hypothèses possibles fait partie de notre réflexion. A ce stade du travail de la pensée les sentiments personnels peuvent se donner un libre cours sans conséquence. Ce que chacun éprouve à ce niveau de la pensée n'est pas dans l'action. Nos sentiments peuvent tout envisager, tout remettre en question, tout détruire. L'exercice n'est pas une malaxation gratuite d'idées sans conséquences. Au contraire je suis depuis l'enfance formé à participer, à donner mon avis, à voir l'utilisation qu'en fait la société, à voir les conséquences. Le sentiment y a toujours été mon éclairage personnel dont je sais la subjectivité puisque les sentiments de l'autre ne sont pas les mêmes que les miens. Mais les sentiments sont le stimuli de mon sens de l'action pratique. Sans eux je ne serai que machine. Et sans doute est-ce pour cela que nous ne sommes pas et ne serons jamais machine. Nous avons accompagné les aspirations humaines en mettant à son point maximum de circulation le sens de la collectivité, et à son point maximum aussi la préservation et la créativité des sentiments qui animent tout homme.


N1 Le Meilleur mais pas le Pire

Pour que vous restiez bien dans le récit au quotidien de ma vie j'ai aujourd'hui à peu près 35 ans. J'ai une bonne santé physique. Je vis en couple avec deux enfants dont le premier est d'une première union. Je viens d'avoir la seconde avec ma compagne actuelle elle-même déjà mère d'un petit dont elle n'a qu'une garde très partielle...et une affection partagée en conséquence. Ce n'est pas très compliqué en soi à décrire mais c'est complexe à vivre. Les aspects logistiques des va-et vient entre parents réels, rapportés, ou de circonstances lorsque tel jour il n'y a qu'un tel de disponible sont pénibles mais surmontables. Il faut savoir ouvrir et fermer ses sacs de voyage souvent. Les enfants sont plus souples en apparence pour savoir être ainsi nomade avec le sac de sport balluchon qu'ils transportent comme s'ils poussaient leurs propres berceaux, celui que quel que soit le lieu où les gens autour on ne pourra pas leur enlever. Ma description et mon commentaire sont ceux d'un adulte désabusé, qui parle avec regret comme toujours depuis ma naissance en me complaisant à comparer chercher des excuses de ne pas se trouver de solutions. Peut-être les enfants n'ont pas, n'ont plus, cette vision décliniste. Nés comme çà ils vivent comme çà. Moi je ne suis pas né comme çà et j'ai toujours cherché en vain. Cette éternelle recherche me donne la bonne conscience du subissant malgré lui, contre son gré, alors que "si on l'avait écouté"... bref, vous commencez à connaître ma rengaine qui est peut-être aussi la vôtre, alors ne faites pas la fine bouche et ne me montrez-pas du doigt puisque vous tournez ces pages et me lisez pour tenter de comprendre votre problème. Même galère, mêmes circonstances non atténuantes. Dans le boulot j'arrive, comme vous aussi sans doute, à tirer mon épingle du magma ambiant. Je marche lentement sur le sable mouvant. Je ne m'investis jamais de trop, je ne m'enfonce jamais trop profondément par prudence pour ne pas risquer d'être englouti. Les postes du marché de l'emploi ne cessent de bouger dans la logique compréhensible d'être là pour satisfaire des besoins qui changent. Notre société suralimentée en tous produits ne peut plus assurer des productions régulières qui fixeraient de manière définitive les travailleurs. Il faut toujours des nouveaux produits pour remplacer ceux dont la demande s'épuise. Que voulez-vous que nous y comprenions quelque chose dans tout cela ? Ce n'est pas moi qui peut voir en permanence quel produit s'arrête, quel produit commence, quelle qualification faut-il, où cela se passe-t-il ? Trop compliqué à mon niveau et même à n'importe quel niveau. C'est pour cela qu'ils laissent faire avec le libéralisme. C'est la course à l'échalote dans tous les sens avec pour seul amortisseur des chocs la confiance que les choses ne vont pas si mal et que les hommes s'y retrouvent toujours. Moi je ne m'y retrouve pas. Plutôt que de ma battre ou essayer d'être intelligent dans un jeu auquel je ne comprends rien je choisis, ou plutôt je me résous, à utiliser à fond tous les systèmes protectifs que la société a organisé pour nous garder tous dans la route qu'elle a balisée. Vous vous souvenez de toute l'organisation minutieuse dans laquelle mon éducation a été encadrée contre mon gré. Voyez le résultat. Insatisfaisant pour moi mais statistiquement acceptable pour la société. Je suis un citoyen pas trop immoral à sa patrie, j'ai une petite étiquette breloque qui dit que j'ai quelques connaissances diplômées, j'ai accepté touts les stages, recyclages formation évaluation etc....La société est forcée de m'occuper quelque part, sur le sable mouvant de son marché de l'emploi qu'elle bricole pour le garder présentable. En fin de compte l'instabilité m'indiffère puisqu’en contrepartie sans travailler tout le temps, loin de là, je suis entretenu tout le temps. Une fois je reçois ma paie d'une société privée, une autre fois d'un organisme public, une autre fois encore d'un système d'assurance chômage. Mais en fin compte il n'y a pas de rupture et pas trop de variation. Ma formation, c'est à dire la constitution ce que je suis devenu, m'aide peut-être à me sentir cyniquement non responsable, non concerné par ce ballet incessant de dupes et d'expédients. Je touche, c'est tout, peut importe d'où cela vient. Comment cela vient ? Qui paie ? Peu m'importe ? Les grands équilibres, s'il y en a sont, totalement hors de mon champ de vision. Les appels à la conscience de ne pas utiliser le système sont hors sujet pour moi. D'abord je ne prends que ce que l'on me donne. Ensuite je ne peux pas faire autrement. Je sais que financièrement ces situations sont un trou que l'on ne cesse de creuser en le recouvrant d'un espoir que cela ira mieux demain quand ce ne sera plus nous qui devrons payer. Voilà le tableau, à 35 ans seulement, mais à peu près à la moitié de la vie active professionnelle. Déjà en effet alors que je ne "travaille" que depuis cinq ans : 35 + 25 = 60 qui est encore l'âge de la retraite aujourd’hui. J'aurai en tout, grosso-modo "travaillé" 30 ans dans une vie que l'on me pronostique devant durer 90 ans. J'aurai "travaillé" 1/3 de mon temps. Non décidément, j'ai beau mettre des "guillemets" pudiques autour du mot travail je n'ai réellement pas le sentiment de travailler, de contribuer à une oeuvre commune ; je ne suis pas productif. Je suis là, au milieu du système. A contrario je n'accepte pas l'idée que je suis entretenu, encore moins assisté. Les variations du système ne sont pas de ma faute. Et je ne peux, dans mes sentiments et mes pensées, me résoudre à l'idée que nous soyons tous, quelque puissent être nos intelligences, compétences, pugnacité, des éléments libres qui pourraient se précipiter sur les opportunités d'un marché totalement libre. La loi de la jungle ne peut être une loi humaine parce qu'elle suppose la création permanente de victimes. Ni assisté, ni chien furieux je fais le triste constat que pour finir c'est peut-être moi qui depuis le départ ai eut raison de ne pas m'emballer dans la vie, de ne pas m'être laissé prendre par toutes les motivations morales mais artificielles que l'on agite autour de moi depuis ma naissance. J'imagine la tête désabusée du bon petit soldat qui a joué le jeu depuis le départ et qui aujourd'hui ne peut faire que le même constat que moi. Son sens de la discipline le conditionne peut-être mieux à accepter l'outrage mais son résultat est le même que le mien. Il lui faut être fataliste comme moi pour exister. Quoiqu’il se trouve des gens qui semblent ne jamais perdre la foi. Qui sont capables de tout y compris de se voiler les yeux pour ne pas s'avouer qu'ils se sont trompés. Je n'ai jamais eu cette foi du combattant malgré tout et je ne le regrette pas. Peut-être après tout que les grands équilibres du monde requièrent un contenu égal de désespoir et d'espoir, afin que ni l'un ni l'autre ne se prennent au sérieux et n'envahissent l'autre.


N2 Le Meilleur mais pas le Pire


Pour que vous restiez bien dans le récit au quotidien de ma vie j'ai aujourd'hui à peu près 35 ans (comme l'autre !). Bienvenue à nouveau dans mon monde du "tout va bien", où il y a malgré toutes mes précédentes descriptions de hauts et des bas. Le ciel ne nous est pas plus favorable que sous une autre forme de société. Les lois de la gravitation et les autres nous mettent les mêmes contraintes. Les étés sont chauds, les hivers sont froids. Nous n'échappons à rien mais nous ne laissons jamais enfermés dans le problème. D'abord il faut se mettre dans des situations que l'on désire, plutôt que d'avoir à se sortir de situations indésirables. Je ne suis pas "marié" parce que nous n'avions pas besoin de prendre à témoin la société pour constater que nous aimions vivre ensemble et que nous pouvions nous organiser en conséquence. Dès ce constat nous avons mélangé tous les instants de nos vies personnelles que nous trouvions jouissifs de partager. Le corps, l'esprit, les commodités. Il en naquit un foyer, des enfants. deux exactement qui sont arrivés comme le bourgeonnement naturel de ce que nous voulions fusionner. Nous savions bien sur que c'était le probable résultat d'une union mais pour autant nous nous sommes laissés aller à ne pas prévoir et à nous laisser surprendre par le soubresaut de cet autre qui arrive. La surprise ne peut que suivre son cours et développer au fur et à mesure ce sentiment d'envahissement physique de nos vies. Ce ventre qui gonfle doucement montre progressivement la voie de la place qui sera nécessaire. Sans affolement nous nous sentons poussés, repoussés, vers une nouvelle vie agrandie d'un nouvel être qui arrive. Ma compagne - je n'aime pas le mot qui n'a pas assez de signification d'être aimé - n'a pas eu le même parcours de construction progressive comme la mienne. Education plus classique avec référence continuelle à des normes qui ne lui correspondait pas forcément. Mais échappée belle quand même, à la fin de l'adolescence, à l'occasion d'une rupture de liens avec sa famille, elle a pu se mettre en question, se voir quand il était encore temps, rencontrer des gens qui lui ont montré le possible. Il ne reste plus de traces en elle de conservatisme sceptique par rapport aux forces actives de la vie auxquelles maintenant elle adhère avec moi. Ainsi repositionnée à temps elle a pu s'évaluer, voire où pourrait être sa meilleure contribution et trouver finalement une voie professionnelle où elle satisfait en même temps qu'elle en ressent le bonheur de la pratique. Nos parents respectifs vivent dans un environnement proche qui nous permet de les voir fréquemment. Je me réjouis que mes parents puissent de leur vivant jouir de la vision de l'avancement d'une société qui a bien changé d’eux à nous. Il leur a fallu beaucoup de tempérance pour croire et encourager ce projet d'organisation consistant à faire confiance à la contribution de chacun pour qu'elle équilibre l'ensemble. Les forces de résistance étaient vives chez eux comme chez tous les gens de leur génération qui étaient imprégnés d'un fatalisme de l'homme l'obligeant à subir plutôt que de prendre les devants, comme nous le faisons aujourd'hui. Ils pensaient que "çà ne marcherait jamais" mais ils ne l'exprimaient pas. Ils avaient vécu la souffrance des affrontements de peuples, des privations, de l'intolérance politique et religieuse. peut-être que c'est cette accumulation des choses qui les a inclinés en fin de compte à se dire que la solution de la concertation ne pouvait pas être pire. Heureusement il n'y a jamais eu de théorie de départ dans cette forme d'organisation de notre société. Aucun théoricien n'en a jamais écrit un manifeste, aucun parti ne s'en est jamais réclamé pour s'ériger contre un autre parti, aucune spiritualité n'a jamais prétendu en faire sa religion et encore moins en faire le prosélytisme habituel des religions. L'idée est venue de la sagesse de base des individus qui constataient leur complémentarité et la possibilité de faire plus de choses ensemble qu'ils n'en faisaient individuellement. C'est cette bonne volonté simpliste qui a permis à cette idée de se frayer un chemin discret mais serein, comme une source qui dévale la colline dans le bon sens de la pente. C'est cette naïve présence qui était là sans s'imposer qui a séduit la génération de mes parents. Qu'avait-elle à y perdre elle qui avait été ballottée depuis des siècles par des idéologies de domination, par les échecs retentissants des régimes se voulant sauveur de l'humanité ? Il se peut, vu sous cet angle, que notre système ne pouvait pas voir le jour avant cette époque où j'ai eu la chance de naître. C'était maintenant qu'il fallait venir. Les esprits étaient prêts. ils n'avaient rien à perdre. Mais pourtant c'était un inconnu dans lequel ils ont accepté, voir osé, nous laisser nous aventurer. Nous sommes trop récents pour affirmer que la pérennité est assurée. Sans doute n'est pas le dernier système de l'histoire de l'humanité. Mais c'est en tous cas la première fois que les hommes se fixent un but qualitatif pour eux-mêmes sur la base de leur unanime utilité à l'ensemble.


O1 Je m’habitue et je fais mon nid


Ma vie est une suite de régulières obligations dans lesquelles je me faufile. De bonne humeur quelque fois - pas souvent - je trouve que je me débrouille pas trop mal pour faire la part de toutes choses tout en me laissant une place pas trop désagréable. Question de point de vue ! Question de niveau d'exigence. Il y a longtemps que je n'exige plus rien. Je ne me souviens pas de m'être rebellé alors que j'ai constamment en moi le goût amer de la déception rentrée, celle qui ne se manifeste pas. Je me cocoone dans le nid douillet de celui à qui l'on n'a rien à demander et à qui l'on ne demande rien. J'existe par l'unité incompressible que je forme dans le nombre, dans cette masse de l'ombre qui forme l'humanité. Un troupeau disponible pour consommer et dont on recense méthodiquement les besoins et les attentes, que l'on ferait mieux de qualifier comme les capacités d'absorption de la société de surproduction. Des services aux objets, et en n'oubliant pas les idées qui se vendent comme le reste, je suis la cible identifiée de tout ce qui peut rapporter de l'argent. Moi-même quelque part je dois de temps en temps être en amont un pourvoyeur de ces services fournisseurs d'inutiles. Je suis comme tout le monde aux deux bouts de la chaîne et c'est ce qui nous enchaîne. Aucun ne peut plus prétendre être le Bien qui ne fait pas le Mal. Il n'y a pas que les armes à feu qui tuent. Je vous dis cela sans savoir exactement où se situe mon exacte responsabilité. Les situations mouvantes des emplois ou contre-emplois où je m'occupe sont des sous-traitantes d'un grand tout invisible, qui fait le tour de la terre et de nos têtes sans qu'on ne distingue le début et la fin. Seuls signes de vie les cotations boursières qui affichent la température paradoxale des profits des actionnaires, dont je suis par une incroyable contorsion dans laquelle je me retrouve sans le savoir. Pour mon bien alors que çà me fait exactement mal. Chaque annonce de déstockage humain, pardon de licenciement, ou plutôt d'ajustement de variable humaine vu que n'étant pas officiellement embauché je n'ai pas besoin d'être officiellement débauché. Le début et la fin sont simples comme bonjour. Où en étais-je ? Ah oui, chaque annonce à la radio, comme si cela intéressait tout le monde, que ma boîte débauche provoque immédiatement la remontée du cours. Perdant d'un côté, gagnant de l'autre, avec la même personne c'est à dire moi. Pour autant mes pertes et profits ne sont pas du même ordre. Le gain financier n'a pas d'odeur tandis que mon rejet kleenex direction Assedic une fois de plus me fait mal sur le moment. On s'habitue, on fait son nid, on en rigole. Mais je n'ai qu'une tête pour voir la branche sur laquelle je suis assis et que je scie avec une totale inconscience. J'ai la même réflexion à propos des objets dont les promotions publicitaires m'inondent. Il y a des prix à couper le souffle. Des valeurs résiduelles moins chères encore que le prix de la matière. Made in China ! Made, par qui, comment ? Mais certainement pas par nous et pas ici. Des produits de bazar dont on pourrait se passer mais qui créée des phénomènes d'abondance, des démonstrations que l'on excite puisque l'on peut les acheter. On achète avec de l'argent d'ici reçu de nos chômages, de nos pensions, de nos remboursements "x" ou "y", des produits faits là-bas à des coûts de salaire que nous n'acceptons pas. On a raison de ne pas se laisser faire et de ne pas travailler en dessous de notre valeur. Mais pourquoi notre dignité s'inverse-t-elle lorsqu'il s'agit de laisser grignoter toute notre capacité de travail. Là nous perdons des deux côtés : de moins en moins de travail et de plus en plus de subvention pour donner l'illusion d'un pouvoir d'achat qui s'engouffre sur les produits que nous ne faisons plus. Pourtant moi aussi j'attends les promos, je guette les prix cassés, je ne me vêtis qu'au moment des soldes. Je suis dans la nasse de la consommation, caressé par le doux discours du pouvoir d'achat. Voici la cause nationale aujourd'hui : préserver mon pouvoir d'achat. Personne n'ose me demander de travailler plus, mieux ou moins cher ; on me demande de réclamer avec la meute la préservation de mon pouvoir d'achat, la diminution de mon temps de travail, le droit au respect de mes qualifications aussi dépassées et inutiles soient-elles. Je vous décris tout cela avec un cynisme critique comme si je voulais en faire table rase par la révolution. Non pas. Je suis habitué. Simplement je connais les ficelles et me sers de la part des sentiments libres qu'il me reste pour vous exprimer que je ne suis pas dupe, pour éventuellement donner un cri d'alarme à ceux qui suivront de ne pas faire comme moi, comme nous. Ce n'est pas parce que je suis dans le bateau que je ne le vois pas couler. Mais le calcul statistique dont nous sommes abreuvés nous a dit noir sur blanc, promesse politique oblige, que la projection donne, compte tenu de la démographie actuelle et évolutive, compte tenu des réserves, et pourquoi pas de l'âge du capitaine... la projection donne donc une assurance de maintien du système jusqu'en 2055 (85 ans espérance de vie d'un homme en 2055 - 35 mon âge aujourd’hui égale 60 : Mon compte est à peu près bon, il ne me manque qu’aujourd’hui en 2007 que 12 ans...dur dur mais çà peut aller) Voilà comment les gens élus pour cinq ans seulement consolent leurs citoyens et entretiennent leur moral au beau fixe. Je ferais la même chose à leur place. Il ne faut pas affoler le peuple. Le pire n'est jamais sur. Tant de retournements, tant d'imprévus, de tsunamis. Heureusement personne ne nous parle plus jamais "d'une bonne guerre" qui remettrait tout en place, qui susciteraient de grands plans "Marshall" de reconstruction. Il y a quelques nostalgiques has been pour le penser sans le dire ; mais le propos ne passe pas. Vive les "droits" de l'homme même s’il nous reste à voir la partie « devoirs ». Personne n'ose en parler pourtant comme moi des tas gens aussi désabusés que je le suis pensent que tout pourrait ne pas être perdu. Que notre génération, sans guerre justement depuis soixante ans, n'est pas un aussi mauvais résultat que cela. Nous sommes vivants, oui mais dans quel état. C'est ce qui compte d'être vivant. Il faut tenir debout et avoir le ventre plein pour penser et se plaindre. Je le peux, je le fais. Ne pourrait-ce pas un jour être utile ? J'attends le déclic, comme toujours. Le truc qui déciderait à ma place, la remise en question, la bonne guerre en « moi » qui balaierait le passé et me forcerait à bâtir autrement. Mais mon nid douillet existe pour moi-même et les miens. Je dois être solidaire de mes errements qui ont forcé la société à organiser mon nid comme il est. L'assistance de la société peut tout mais quand même pas organiser ma révolution interne. Je dois continuer à faire avec, torturé en plus par cette conscience de l'impasse qui me hante sans pouvoir en arrêter ma course vers elle.

O2 Je m’habitue et je fais mon nid

Ce n'est pas parce que les choses continuent que l'on peut s'y habituer. Elles ne continuent que parce qu'on ne cesse de veiller à leur entretien, leur équilibre, la reconstitution de leurs matériaux. Je me sens bien dans ce nid qu'en lui ramenant tous les jours de nouveaux éléments, de nouvelles méthodes, un nouvel enthousiasme. Il ne s'agit pas tous les jours de refaire différemment mais d'être continuellement en phase avec les mutations. Vu de haut notre société doit - je ne l'ai jamais vu - ressembler à ces nuages aux formes évolutives indéfinies, à la densité passant de l'opacité à la transparence, à la vitesse lente ou foudroyante. Sans ésotérisme dans mon propos nous sommes ce vaste échange de nuages se mouvant sans ordre repérable, sans identité ni rôle définis, mais concourant à la composition d'un paysage où tout va ensemble, laissant voir le ciel bleu, le soleil, les montagnes, les villes, les champs. Rien ne semble les commander sinon leur motivation individuelle. Rien ne me commande sinon une conscience quasiment physique du travail et du sens de ce travail à réaliser. Ma contribution ne se mesure pas à la quantité ou la qualité de ce que les autres font. Je suis convaincu et je vois qu'ils font, comme ils sont convaincus et voient ce que je fais. Il n'est point besoin de se demander si l'on en fait trop ou pas assez. On fait dans une conscience du tout ce que l'on peut, sans attirance pour le plus pour le plus, sans crainte du moins. La notion du grand partage de l'effort avant le partage du résultat construit ce paysage où la limite de l'horizon ne peut être que la somme de nos efforts. Il nous est inutile de désirer un plus grand ou de nous contenter d'un plus petit que nous ne pouvons. Ce n'est pas un équilibre divin miraculeux. C'est une utilisation poussée du partage en temps réel de l'information, pour intimer à chacun la contribution qui est nécessaire. Le respect du temps "réel" est la condition pour que la contribution soit toujours exactement adaptée à tous les éléments et énergies en place. Il serait frustrant de continuer à travailler dans une activité qui ne serait plus nécessaire. Il serait dispendieux de devoir continuer à rémunérer cette activité qui n'aurait plus de débouchés. L'équilibre dans son absolu sincérité entre les contribuants n'a jamais prévu de réserves compensatoires, de temps morts, de caisses d'amortissements des mauvais passages. Nous pensons et travaillons tous ensemble dans une mutuellisation en temps réel de nos risques qui ne sont en fait que nos errements individuels. Si nous ouvrons les yeux pour voir en permanence nos n'avons aucune raison de nos fourvoyer dans des impasses. L'information en temps réel est notre plan de route bien qu'elle ne déclenche en nous aucune action qui nous serait télécommandée. Nos sentiments lisent, interprètent et commandent individuellement nos efforts et le chemin qu'ils prendront pour entrer dans le champ du réel commun. Rien n'a jamais été écrit sur la méthode qui ressemble plus à un usage connu par l'oralité, par l'exemplarité, par la transmission d'un message humain. C'est pourquoi je vous demande toute votre patience, votre sincère imagination pour mettre en perspective mes relations. Et surtout je vous demande sérieusement de ne pas vous arrêter à une vision poétique de mes propos qui pourraient vous plaire mais que vous estimeriez utopique. Vous êtes certes en train de lire des mots, dans une phrase, dans un livre...qui lui-même est dans une société où les choses se passent tel que je vous le décris, tel que vous pouvez le vire aussi. Dessillez-vous les yeux, je suis sérieux, vous ne rêvez pas. Peut-être ma description vous fait-elle croire à un grand tout qui serait terminé dans une société idéale. Et comme en effet ce n'est pas le cas vous ne la voyez pas et vous pouvez vous dire que je vous raconte estune histoire fausse. Ce n'est pas le cas. Simplement cette histoire existe dans une visibilité accessible pour les volontaires, seulement. Notre société ne peut accepter des voyageurs passifs. De même que ce n'est pas une expérience à constater de l'extérieur mais elle doit se vivre par la participation à l'intérieur. On ne peut en faire la découverte qu'en y voyageant par le dedans. Ce principe actif est en continuel brassage des ces éléments. Rien ne s'y contrôle. Tout se croise et se redistribue en permanence, ne laissant absolument aucune place à l'habitude. L'arrêt est impossible comme la bicyclette qui ne tient son équilibre que par le mouvement. Même le repos n'existe pas à l'état physique d'arrêt de processus. La satisfaction et la beauté des mouvements en cours apportent ce que l'on pourrait appeler un repos actif, un repos volontariste conséquence du résultat d'un effort toujours en cours comme nos poumons qui n'arrêtent pas de pomper et de refouler, sachant transcender la notion mensongère de fin d'effort. Ce processus de l'effort est la grande innovation de cette organisation de notre société car il incarne ce que nous avons tous et qu'il suffit de faire fonctionner ensemble pour obtenir un résultat. A ce point de l'évolution de ma vie je suis réellement admiratif, reconnaissant envers ceux qui m'ont conçu, élevé, éduqué, encouragé en misant toujours sur cette veine unique de l'effort qu'ils savaient disponible en moi comme en chacun de nous. Qui ont su m'encourager moi et les autres à en faire une force et une courroie de transmission vers les autres


P1 Espérances inassouvies


Toute mon existence est un mélange de subi et d'inassouvi, entrecoupé de petites lueurs d'espoirs que je n'arrive jamais à mettre sur la piste de la réalisation concrète. C'est là tout mon propos. C'est que j'essaie de vous raconter. Il serait trop simple, ou plus exactement faux d'affirmer que la société ne me laisse pas vivre, ni même qu'elle ne me laisse pas vivre comme je veux. En me hasardant dans un diagnostic je dirais qu'au contraire elle s'escrime à vouloir s'occuper de moi dans toutes ses formes, je dis bien toutes ses formes, y compris dans l'exercice de ma liberté, dans le tréfonds remous de mes sentiments. A ce niveau de constat que la société fait tout et que pourtant je ne me porte pas bien l'analyse des causes et des raisons me désigne comme seul coupable des mes problèmes. Ce n'est pas cela. La sollicitude de la société pour entretenir les siens ne peut être blâmable. La sursollicitude peut-être. Mon reproche à son égard est de venir à mon secours trop vite. Les maux que je ressens, les pensées qui m'animent trouvent trop vite dans la société des réponses intelligentes mais toutes faites qui me disent immédiatement que c'est elle qui est en cause, que ce n'est pas moi, que je suis une victime. Je vais vous donner un exemple qui ne me concerne pas parce que je ne fume pas mais qui saute aux yeux partout. La cigarette est cause de maladies graves, incurables, faisant souffrir ses usagers et coûtant une fortune à la collectivité pour soigner et soulager. Les faits sont connus, mesurés. Ce n'est pas un risque soudain auquel il faut solidairement porter assistance. Ni les conseils préventifs, ni l'argent qui manque pour soigner n'arrivent à avoir raison de la liberté laissée à chacun de continuer son meurtre par la société assistée à petit feu. On y ajoute des intérêts économiques des producteurs, des buralistes comme si l'on continuait encore les guerres pour maintenir l'emploi des usines d'armement. On transforme les paquets de cigarette en poster géant d'avertissement hypocrite que "fumer tue". Qui peut lire cet avertissement sinon celui qui a déjà l'arme en main, qui est déjà en train de fumer. Cette histoire de cigarette pour vous dresser un exemple de l'ambiguïté des rapports de la société avec les siens. Ces rapports recèlent tant de contradictions que l'on ne retrouve aucune ligne de conduite, aucune stratégie signifiante d'une volonté. Une seul sens subliminal peut-être : ne pas exclure quiconque, estimer que sa liberté de tout faire y compris de se tuer est un droit qui peut nous concerner dans d'autres occasions. Y toucher serait toucher à cette sacro-sainte liberté. Personne n'a le courage d'émettre l'idée d'un dévoiement de la liberté. La seule idée de penser cela est qualifiée "d'atteinte à la liberté". Quel abus étant aller trop loin dans l'acceptable nous fera penser sérieusement à la démocratie, à la liberté ? Je reviens à moi, qui ne fume donc pas, mais qui dans bien des activités humaines utilise ou suis le cobaye inconscient de toutes les limites de la permissivité sociétale. On me doit du travail même si je traîne les pieds pour m'adapter, pour changer de région ; on me doit un logement alors que des solutions personnelles avec mes parents pourraient convenir ; on me doit la couverture maladie gratuite ou presque et, s'il vous plait, dans des établissements hospitaliers de qualité ; on me doit l'éducation gratuite de mes enfants. On me doit...et on me sollicite en permanence pour vérifier ma bonne perception de ces droits. Il faut absolument que je ne manque de rien. Que je sois, à défaut de satisfait au moins, pas trop mécontent de ma société providence. Saisissez-vous le trouble de ma conscience. Non pas parce que je me demande comment tout cela tient ensemble, comment le coût de tous ses services et allocations peut-il être financé, comment ce train de vie peut-il être absorbé par des entreprises payeuses n'ayant pour financement que la vente de leurs produits dans un marché mondial de compétition. J'ai une fois pour toutes évacué de ma tête ces questions des équilibres et des échanges. Non point que je fasse confiance à ceux qui ont charge de choix et de direction ; mais parce que les créations de richesse sont des masses informes que personne n'a intérêt à examiner de trop près. Lorsqu'une communauté, comme un est pays, atteint une masse critique faisant de lui à la fois une menace et un marché il demeure une entité respectable dont on a besoin. Voyez l'Afrique qui n'et ni une menace ni un marché : personne ne s'en occupe. Je fais donc fi de ces équilibres de coûts et de compétitivité pour ramener mon aigreur au niveau de la considération humaine que l'on fait de moi, de l'état d'irresponsabilité dans lequel on me noie, de l'infantilisation de comportement dans lequel on me laisse. Le discours me dit de ne pas me préoccuper du mal que je me fais puisque la voiture balai de la société est toujours là pour ramasser mes dégâts. Même le désabusé las que je suis se sent humilié dans le fond de son âme par cette violation de mon domicile intime. Je réclame le droit à être responsable de mes bêtises, de mes inconséquences, de mes lâchetés, de mes décisions non prises. Ma basesse n'est pas un laboratoire où vous pouvez expérimenter de nouvelles formes de concepts libératoires ; mes débacles sociales ne sont pas une mine d'activités où vous pourrez employer ce que vous appeler les nouveaux services à la personne. Je sais que c'est votre nouveau créneau puisque vous m'avez proposé un emploi payé consistant à aller distraire des vieux dans une maison de retraite. Ces métiers là, dites-vous, les Chinois ne nous les prendront pas puisque c'est ici seulement que çà se passe. On ne va pas délocaliser les vieux ! Bien que... On n'assiste l'hiver à des migrations de troisième âge allant sous les cieux cléments au soleil profiter de coûts hôteliers moins chers que s'ils restaient chez eux. Bien que...Quand je visite mes beaux-parents à la maison de retraite le week-end ce sont des nany noires très gentilles d'ailleurs qui font l'ingrat métier de nettoyer des personnes âgées le dimanche que nos trentecinqheures adeptes rejettent. Voyez donc chère société que même cette "niche de marché" n'est pas plus protégée qu'une autre. Vous devez trouver ailleurs votre salut en remontant à l'essence des individus et non en descendant toujours plus bas. Société, vous faites tout pour moi, vous me laisser tout faire y compris penser librement. Je vous en sais gré. Mais pourriez-vous introduire une mesure de cette liberté de sorte que nous allions vers le faut de nos désirs et non vers le bas de nos laissez-faire.


P2 Espérances inassouvies

La beauté d'un climat social environnant favorable est de savoir assouvir les espérances. Une tension doit toujours exister pour que la satisfaction du présent ne soit pas un but atteint à jamais. Le présent ne nous suscite pas un regret mais une envie d'être vécu de multiples fois encore, dans un nouveau temps présent. Je me déconnecte de la comparaison pour penser à demain. Je me coupe même d'une notion d'acquis qui m'inciterait à un réflexe de conservation, de garder au moins cela. Mon espérance est celle d'un autre vécu sur des bases qu'ils ne m'appartient pas de définir. La découverte est le but en soi que je ne veux pas anticiper sinon elle ne serait pas "découverte". Seule la méthode de la découverte présente, mais à l'analyse extérieure seulement, un aspect de continuité. Ce qui est continu c'est la virginité des sentiments, le refus de savoir à l'avance, la nécessité de l'effort. Avec cela je peux en effet "assouvir mes espérances" car ce sont des outils configurés pour tous les champs de manœuvre de la vie. La surprise n'est plus que l'effet de découverte et non plus la crainte de l'inconnu puisque je suis prêt à aller à sa connaissance. Notre société consacre énormément d'efforts à ne pas se laisser prendre dans l'habitude et surtout dans la griserie de qu'elle croit avoir réussi. Nous ne portons pas de bilan sur nos réussites ni d'ailleurs sur nos faiblesses. Nous zappons ces étapes de toutes façons passée et remontons à leur pourquoi qui est toujours en nous. Celui-là, c'est-à-dire notre méthode individuelle, peut toujours changer, faire mieux ou autrement. Il y est d'ailleurs obligé vu que ce sont fondamentalement les situations qui changent et pas nous. Alors que regardez combien dans d'autres formes de société les gens se focalisent pour refaire l'histoire. Forcément, aujourd'hui, avec d'autres moyens et surtout la vue panoramique sur toute la chronologie de l'histoire du début à la fin, personne ne referait le même parcours. L'essentiel de l'effort humain consiste pourtant à essayer de trouver toujours des nouvelles versions de décodages des grands mystères, des grandes questions métaphysiques, au-delà du physique palpable. Dans ma société nous n'envisageons pas ces questions comme insurmontables parce que l'on a été imprégné d'un partenariat entre le monde dans son ensemble et nous-même individuellement en particulier. Les grandes questions sont abordées par chacun de nous par leur petit bout. Nous nous devons à l'effort de chercher à comprendre le mécanisme de ce qui nous entoure. Le partage de cet effort entre tous nous informe simultanément de tout ce qui existe. Ne voulant pas dominer ce monde nous avons une relation d'utilisateur cohabitant respectueux de tous les éléments. Sans agression nous ne sommes jamais agressés et pouvons ainsi consacrer tout l'effort à la disponibilité pour la découverte. Nous n'avons pas de compte à rendre ni de leçons à donner. C'est pourquoi ce passé dont je parlais n'a de valeur que dans un contexte d'ayant existé, ayant sédimenté notre constituant mais sans infirmer notre disponibilité à l'avenir. L'espérance dans cette perspective est la renaissance permanente d'un appétit de la vie. C'est une gratification intellectuelle permettant d'agiter les pensées et de ne pas s'arrêter à la satisfaction du présent. Le mouvement est indispensable au concept de notre type d'organisation de la société. Depuis que je suis né les flux sont venus aspirés de qu'était mon vivant et n'ont cessé d'y revenir pour m'encourager à me garder encore plus vivant. Ce cycle de retraitement permanent de l'idée et de la pensée, conjugué autant de fois par le nombre d'êtres vivants comme moi, est la description vraie du métabolisme global de notre société. Des êtres vivants individuels dont on transfert continuellement les flux de l'intimement personnel au grand tout global dans un cycle d'enrichissement permanent. Ma description peut faire penser à tort à une énorme machinerie dans laquelle je ne serai qu'une fourmi. Je vais imager autrement ma relation à la société en prenant l'exemple concret des rayons du soleil. Pointés sur vous seul le soleill vous chauffe, vous éclaire, vous aveugle.. Sans même besoin de fermer les yeux vous avez dans la jouissance de ce soleil l'impression d'être le seul destinataire. Vous avez l'impression que cet énorme soleil ne dirige ses rayons que sur vous. Et pourtant quelques milliards d’êtres humains en même temps que vous ressentent la même chose. Ce rayonnement collectif à but strictement privatif est exactement le sens imité dans l'organisation de notre société. Le va-et-vient comme le rayon du soleil de l'individuel au collectif emprunte une voie privée et unique nous garantissant la pureté des transmissions. Le collectif est considéré comme un élément secondaire du particulier avec pour tâche de rendre optimal les résultats que chacun lui envoie. Jamais le collectif ne s'érige en structure pensante. Il ne peut pas. Il n'est que la somme des individus lesquels seuls ont la capacité de penser et d'espérer.



Q1 Il faut marcher quand même


L'espérance moyenne de vie me positionne à peu près à la moitié de mon existence. La question n'est pas le temps passé ou le temps restant à passer. Mais plutôt, la densité du moment présent. Dans quelle atmosphère suis-je ? Est-bien moi qui ressent, qui parle, qui transmets ? Je me pince pour vérifier la présence de mon corps physique. C'est bien moi qui vous parle depuis un sol complètement éthéré où mes pas ne trouvent rien et ne s’agrippent nulle part. Je marche pourtant, à constater le mouvement de balancier que mes jambes impriment à tout mon corps. Je vous cite le cas de mes jambes - pour vous dire que je marche quand même - de façon à vous illustrer ce que des enjambés concrètes peuvent d'avoir d'irréelles lorsque l'on ne sait pas où l'on va. Au-delà de cette image de mes jambes c'est l'ensemble de moi qui se meut dans cet horizon. Une invisible inclinaison de l'organisation de notre société me pousse par gravitation. Si sens de la pente était inscrit nous apprécierions le parcours avant de nous engager. Mais c'est quasiment impossible à détecter. Nous sommes sur une espèce de planche à priori bien plate, et donc horizontale, qui subirait des secousses à 360 degrés imprévisibles et que ressentirait différemment chacun de nous. Vous voyez la bousculade des uns glissant dans un sens et rencontrant frontalement dans un grand choc les autres dérapant dans un autre sens. Le tohu bohu n'est pas permanent. Il n'a aucune régularité. Il fait croire que c'est fini alors qu'il recommence; ils épuisent toutes les astuces que je trouve quand même - ayant gardé mes idées - pour m'accrocher ou me planquer dans un recoin. Cette marche n'en a que le nom car si notre stabilité finale dépend un peu de nous le courant global nous projette malgré nous. La marche forcée ou si vous voulez le voyage organisé rend les gens comme des touristes de la destinée. Nous regardons avec un distant voyeurisme des faits, événements, sentiments dans lequel nous sommes nous même acteurs sans que nous ne nous apercevions, fascinés que nous sommes depuis notre fauteuil confortable de spectateur. De plus en plus de gens se disent sans ridicule "pas concerné" alors que c'est d'eux que l'on parle. Des lunettes de perception déformantes - améliorantes dans le cas précis - se sont interposées pour nous faire percevoir une bonne image... de nous même au moins. Rien ne nous oblige réellement à porter les lunettes mais la tendance civique est de voir la réalité en face, disent-ils. Ce qui veut dire de saisir dans la société les mêmes sens et signification que la majorité ambiante. De la sorte les grandes tendances de l'orientation politique, sociale, économique, philosophique, religieuse peuvent évoluer dans un consensus accepté par tous. Chacun fait semblant de vouloir quand même voir à sa façon, d'ailleurs le port des lunettes déformantes n'est pas obligatoire. Mais cela reste des attitudes privées sans influence sur le spectacle général qui est conçu et renouvelé pour faire plaisir à tout le monde. La dualité est forte en moi malheureusement toujours seulement au niveau des idées pour accepter ce double langage fait à mes sens. D'un côté ma démarche personnelle qui croit pouvoir trouver le combat et le but personnel qui me correspond pour l'avenir. De l'autre côté les inclinaisons de la société qui fixent des objectifs globaux et vagues mais de sécurité immédiate. D'aucuns jonglent avec les deux facettes de cette dualité pour croire en un possible à l'intérieur de l'impossible. Ils organisent des styles de vie autour d'aspects mineurs mais apportant des réjouissances palpables dans un environnement global dont ils ne veulent pas forcément révolutionner l'organisation. Ces exemples sont suivis de près et suscitent plutôt de l'enthousiasme car ils attestent de la vitalité possible quand même dans ce grand tout décrété asphyxiant. C'est l'exemple que l'on peut se débrouiller même dans ce système que l'on dit fermé aux initiatives. En fait il n'y a en effet aucune fermeture d'esprit, aucune censure à l'idée nouvelle ou à l'innovation. Il n'y a pas de bureau central de ce qui est bien et de ce qui est mal. Mais le sens de la marche ne peut être que celui du progrès et accessoirement mais sûrement de la rentabilité. Somme toutes on peut être innovateur ou avant-gardiste à condition d'être dans ce courant. Le progrès bénéficie d'une aura étymologique avec son préfixe "pro" qui le rend arithmétiquement positif et philosophiquement comme une avance naturelle. La force induite dans cette acceptation du mot progrès en fait un véhicule tout terrain qui se joue de tous les obstacles idéologiques. Qui plus est le mot et son cortège d'acceptation se sont donnés une suffisance pour se rendre incontestable, inquestionnable. Peu importe ce que véhicule le progrès. Il est comme un camion rutilant dont on admire les flans sans même avoir l'idée de se demander ce qu'il transporte. Sa réputation positive le précède comme une étoile filante qui montre de toutes façons la (bonne) voie sans qu'il soit besoin de poser une question jugée par avance outrecuidante. Parler du progrès, le suivre ou le précéder est par avance une marche - une démarche - positive sans qu'il soit nécessaire d'approfondir la destination de son chemin. Et par phénomène inverse être anti-progrès est iconoclaste, suicidaire non seulement pour soi-même mais aussi pour les autres puisque l'on devient un boulet social qu'ils doivent traîner. Entre les autoroutes du progrès et les sentiers minuscules de l'anti-progrès je cherche quand même le chemin de ma progression. Laborieuse, chaotique, perturbée sans cesse de l'extérieur. Mais il est pourtant quelques occasions où j'arrive à me faire un petit bout de chemin personnel, sur un itinéraire intime où nul ne me fixe les arrivée-départ-vitesse moyenne à respecter. Délectables moments que ceux où la résonance de mes pas me provoquent une vibration jusqu'en haut de ma tête, irriguant d'une basse tension ce grand réseau complexe de mon corps et de mon esprit, me redonnant la sensation d'un moi oublié parce que si souvent alloué aux taches automatiques communes de la société. Mes plus beaux parcours, mes plus belles balades sont lorsque je marche vers un autre qui me fait la joie de se découvrir, de provoquer en moi une découverte. Alors mes sens se réveillent ; alors je sens en moi cette faculté d'une perception unique parce que j'ai osé emprunter un chemin unique vers cet autre. Autre être humain, autre élément naturel, autre situation, autre circonstance : tout peut être autre pourvu que je choisisse de voir seul, sans lunettes et références déformantes. La surprise me ravit et m'entraîne dans une relation d'équilibre avec cet autre me faisant croire le temps de mon voyage que je peux bâtir un monde où je serais bien, où les autres seraient bien selon ce que nous en déciderions simplement entre nous seuls, sans la société !

Q2 Il faut marcher quand même

Avancer n'oblige pas à une marche forcée. Le mouvement est physiquement dynamique en lui-même sans avoir pour autant une valeur morale positive par rapport à une situation de non mouvement - stabilité - qui elle serait négative. La signification usuelle des mots est parfois dangereuse lorsqu'elle devance ou décale la pensée. Donc avancer, marcher quand même n'est pas une fin en soi lorsqu'on se fait un tableau précis de l'environnement et de la place et utilité que l'on y a. Je me situe dans un rouage en perpétuel mouvement où la marche n'a pas de sens puisque c'est le continu des situations qui nous anime. Pas plus que l'arrêt, le changement de rythme par une marche qui se déciderait aurait un effet de soubresaut perturbant. La conscience d'un rythme ensemble même s'il est mu par une pulsion individuelle nous garantit une vitesse constante qui n'a pas à se dépasser ni à se ralentir. La société dans son ensemble avance à un rythme imperceptible constitué de nos forces individuelles, régulées naturellement par l'addition arithmétique qui en est faite. Nous pouvons être très actifs au sens de l'effort individuel sans que notre à-coup personnel ne vienne provoquer un emballement. C'est la force d'une société qui se régule sur la base ce ce volontariat individuel. Chacun peut y exceller sans provoquer des phénomènes d'emballement. Il y a assez de richesses vives et de sens à la participation commune chez chacun pour qu'il ne soit pas besoin de nous motiver par des excitations ou des menaces. Nous faisons le pari et le réussissons qu'un bien pour soi correctement défini se multiplie par un bien pour tous. Marcher plus vite ne sert donc à rien sans que pour autant il soit interdit d'en faire plus. La régulation de l'individu est le commencement de sa perte de motivation. D'autres sociétés appelleraient cela sa perte de liberté ; mais leur liberté est une notion dont on ils ne veulent pas définir la limite basse qui y est laissée à l'appréciation de chacun. Je ne veux pas critiquer d'autres formes d'organisation de société mais je peux y voir cette impossibilité des uns, à cause de la liberté, à dire aux autres quelle est la limite basse de leur droit à la même liberté. C'est pourquoi je choisis à l'intérieur de ma liberté de me fixer une conduite qui est l'effort sans autres limites que celles de mes forces pour contribuer au bien commun que je m'interdis de juger d'un point de vue personnel ; un bien commun auquel je souscris de manière obligatoire sur le pari que les contributions des autres ont la même démarche en force et sincérité que la mienne. Utopique ? Pas tellement ? Question de sens pratique. Que vais-je perdre mon temps à suspecter et contrôler en vain l"effort des autres ? Je préfère croire qu'ils ont quelque chose d'un peu commun avec moi, qu'ils ont une vision à peu près similaire, et qu'ils en déduisent le même sens de la marche pour eux que le sens que je me fais pour moi. Ce n'est pas une question de faire confiance dont la notion englobe une supériorité morale de celui qui fait confiance sur celui qui reçoit la confiance. Cette conception est surannée dans une égalité bien comprise et vécue. Il ne s'agit pas de croire avoir raison ou de donner le bon exemple. Au contraire c'est se mettre naturellement au seul niveau que nous connaissons et pouvons maîtriser, le nôtre, pour commencer notre travail. Faire ce travail humblement avec le seul regard admiratif qui vaille c'est à dire le nôtre. C'est l'utopie de l'homme que de croire pouvoir construire des grands ensembles en pensant être capable de régenter le travail de chacun. Les sociétés n'existent que dans cette addition non-stop des talents individuels. Plus sera préservée notre motivation individuelle plus grand sera le résultat final de la somme ces contributions. Dans cette vie où personne ne me force à marcher mon pas est souple, mon esprit est libre, ma cohabitation avec les autres est calme. Le mouvement vient de l’élan naturel de la vitalité des choses et non d'une artificielle marche en avant à laquelle nous nous forcerions.


R1 Lueur de sortie de la lutte

Rien n'est jamais acquis ni perdu tant qu'on est encore en vie. J'ai envie - tiens "en-vie", y-a-t-il une étymologie ou un lien ? J'ai envie de faire une sorte de point pour distinguer ce qui existe réellement et ce qui est mon état d'esprit dans ce que je crois être ma morne existence. Il est certain que je suis enclin naturellement à l'analyse ce qui justifie que je me commette ici dans cette tentative de me décrire. Il n'est non moins certain que mon analyse est éclairée par une nature se voulant lucide au point de ne jamais écarter une tristesse, voire de m'y complaire. Difficile dans ce cas d'être totalement objectif ; de même qu'à l'inverse une inclinaison vers la chose joyeuse rend souriante n'importe quelle situation. Je suis néanmoins éclairé sur la difficulté de l'objectivité pour me risquer à faire ce point de ce qui a marché, ce qui n'a pas marché jusqu'ici dans ma vie, pour moi évidemment. Je suis né dans un milieu sanitaire et social sain. L'expérience de l'enfant était un mécanisme connu pour mes parents. Ils savaient s'occuper de moi physiquement. Ils se précipitaient vers des structures sanitaires et sociales dès qu'un problème leur était méconnu ou les inquiétait. Un automatisme de comportement s'est très vite installé pour que tous les problèmes trouvent une réponse. Tout ce qui était de l'ordre du prévisible a été vu à l'avance. A un point tel d'habitude de réponse à tout que le domaine psychologique a ouvert un monde inverse d'angoisses. Justement parce que le cheminement psychologique n'emprunte pas de parcours visible le tâtonnement de mes adultes responsables de moi a immédiatement pris une tournure difficile. J'insiste sur la comparaison avec les réponses à tout dont la société matérialiste scientifique se targue, sur la maîtrise de la nature qui semble à la portée de l'homme, sur la revanche sur les croyances douteuses dont l'humanisme des lumières est si fier. Ce sont autant de faire valoirs qui donnent assurance de pouvoir tout expliquer, tout reprendre, tout réparer. Or ce que l'on sait même scientifiquement de la nature interne du fonctionnement humain est très faible, même aujourd'hui en 2007, par rapport à ce que l'on ne sait pas. Ce que l'on sait date d'à peine un siècle et demi pendant lequel les expériences ont testé les humains comme des fusibles. Mon analyse est que les expériences sont toujours en cours et comment pourrait-il en être autrement. D'une part les résultats ne se constatent en matière de formation de l'homme, ce dont il est question ici, que sur plusieurs générations. Un siècle et demi c'est court pour plusieurs générations ! D'autre part l'exploration du ressort interne de l'homme s'attaque à une cible immatérielle qui n'a pas l'identité claire d'une maladie à éradiquer, ou d'un niveau de vie matériel à atteindre. Et en allant encore plus loin dans la comparaison avec ces combats concrets le voyage sans boussole au cœur de l'homme ne présente pas de risques reconnus par la société. Les résultats ne se mesurent pas comme une maladie guérie et au contraire lorsqu'ils tournent mal ils sont imputés au libre arbitre de l'individu. L'exploration psychologique vise le bonheur de l'homme et ses conséquences sur comment en éradiquer le malheur. Dès lors la psychologie peut de bonne foi emprunter de multiples directions, avancer rapidement de variables théories, et se répandre dans un air du temps sympathique d'une démocratie libre qui ne s'interdit rien et au contraire se fait un devoir de tout expérimenter, y compris avec ses propres enfants. En oubliant même le devoir démocratique de respect de l'autre. La porte s'est ainsi ouverte sur moi pour que puisse pénétrer tous les courants de tenataive pour comprendre l'individu. L'école a déstructuré son fonctionnement pour m'ériger en centre de sa mission. Les sujets de l'enseignement sont devenus des moyens pour éveiller mes intérêts. J'allais pouvoir devenir le cœur d'une nouvelle société qui se reconstruirait à partir de moi. L'idée requérrait un déplacement des acteurs dans la conception même de leur rôle et de leur but. Il ne suffisait pas de me mettre au "cœur" il fallait servir à partir de ce cœur. Or la société n'a pas encore l'idée pour se changer elle-même de but et de manière ouvrière d'agir autour de ce but. L'enseignement reste une formation pour un but de société matérielle donnée qui pour le moment ne se remet pas en cause. Par contre l'introduction de la psychologie et du concept du tout possible dans l'organisation de cet enseignement créé des dysfonctionnements de base chez des individus comme moi. On m'a laissé dire que je pourrais vivre de telle manière - moi au cœur des choses - alors que la réalité des notes, des bons et mauvais élèves, des perspectives professionnelles m'ont très vite rattrapé créant en moi un personnage bicéphale idéaliste d'un côté, et mal formé pour la lutte de l'autre. Au niveau des sentiments je ne regrette rien car l'idéalisme est un beau jardin que j'aime parcourir, où j'aime me recueillir et m'abriter, dont l'absence doit être cruelle pour ceux qui n'en ont pas. Au niveau de la vie pratique ma mal formation pour la vie pratique est le boulet permanent que je me traîne, qui me rabaisse au quotidien dans le troupeau de ceux qui suivent, obligés d'accepter l'assistance… asssistance dont l'absence semble être la grande liberté des hommes matériels d'aujourd’hui. Sans acrimonie, chère société, voilà ce que tu as fait de moi aujourd'hui. Mes parents ont été aimants à mon égard au sens j'allais dire "éthique". Un amour vrai qui a cherché et trouvé tous les moyens de satisfaire les besoins qu'ils décelaient. Pourtant leur perspective est toujours restée celle de leur époque dont la sophistication les obsède, les aveugle et les empêche de voir l'individu derrière la mécanique humaine. Je veux dire qu'ils se sont cru affranchis de devoir avoir une véritable compassion consistant à aller chercher ma particularité unique. Ils ont mis tous les moyens, avec acharnement, dépenses, continuité, pour me mettre dans un chemin qu'ils croyaient juste. Ce n'était pas forcément leur chemin. Au contraire souvent, ils ont aimé se faire plaisir en inversant des valeurs qu'ils avaient reçues et qui les avaient frustrés. Pour autant l'inversion de la marche, qui était globalement ma liberté contre leur discipline, les a en quelque sorte radicalisés dans une conviction. J'aurais voulu qu'ils m'écoutent sans me donner raison systématiquement. J'aurais voulu qu'ils entendent ma réclamation sans qu'ils la satisfassent immédiatement. J'aurai voulu qu'ils saisissent le pourquoi de mes questions mais qu'ils les restituent dans mon environnement d'enfant. J'aurais voulu qu'ils me construisent avec mes matériaux que je leur exposai sans pour autant m'ériger tout de suite en statue d'enfant du siècle. Le reste de l'adolescence et du début de la vie active est dans la suite de ces constats de base. Non point que l'individu soit formé pour de bon mais ses plis sont pris d'une manière quasi conservatoire qui font de moi un être que la société froisse toujours, parce que je n'ai pas pris l'attitude de l'ouverture et de la réceptivité aux faits et aux êtres extérieurs.


R2 Lueur de sortie de la lutte


Le risque inhérent à tout processus où tout va bien est qu'il vous hypnotise et vous rendre aveugle à la réalité, y compris la vôtre. Je veux dire la mienne. Aussi je vais m'interdire la satisfaction pour m'obliger au constat de ma vie. Je suis arrivé au monde dans un climat d'attente. Il y avait autour de moi une créativité dont j'étais le dernier arrivant sans devenir pour autant un inversement de la marche du monde. La vitalité-créativité du monde autour de soi se ressent lorsqu'on constate que la société vous accueille dans son organisation actuelle mais avec une place non définie qu'elle se propose de faire évoluer avec vous. L'étape bébé ne permet pas de garder en mémoire des faits précis. Mais des comportements se sont imprégnés en moi. J’ai souvenir d'un environnement où il y avait d'une part des sécurités pour se mouvoir, manger, dormir, s'amuser, se faire consoler ; et d'autre part des interrogations, des doutes que le milieu ambiant des parents et des proches écoutaient sans affolement, sans récupération, sans réponses toutes faites. Je me souviens avoir été "écouté" avec patience, perplexité mais jamais rabrouement qui m'aurait coupé toute envie de continuer. Le bébé a fait ses premières sorties dans une société qui n'avait pas forcément la même posture que celle des parents intimes. Toutefois le choix des milieux et écoles m'a orienté vers des structures qui avaient collectivement la même attitude que mes parents. Et quand bien même il pouvait y avait des distorsions entre le cocon familial et le début de jungle extérieure mes parents ne m'ont jamais délocalisé vers cet extérieur : j'y étais envoyé en mission d'être socialisé mais le traitement principal était toujours dans la famille. Mes interrogations, doutes, puis en devenant plus grand, mes enthousiasmes, mes petits malheurs, mes déceptions sont restés dans leur champ prioritaire. Non point qu'ils avaient forcément les réponses. Et d'ailleurs l'extérieur social eut pu être parfois mieux placé. Mais ces problèmes venant de mon intime étaient jugés ne pouvoir être traité que dans l'intime des relations fusionnelles enfant-parents, nulle part ailleurs. Le souvenir frissonnant que j'en ai encore est que les réponses m'importaient moins que l'effet consolateur qu'elles avaient, le côté "je te comprends de toutes façons", je te prends avec moi et nous serons deux à avoir la question que tu me poses. C'est ce partage de la souffrance qui m'est le meilleur souvenir. Partage et non prise en charge qui eut été une déresponsabilisation amputatrice de tout ce qui s'éveillait en moi, dans cette période bourgeonnante de la personnalité. Les rapports vers l'extérieur étaient le sujet délicat vers lequel il ne fallait pas qu'ils dérapent. Car rien n'est plus simple de donner raison à ses proches et tort à ce qui est extérieur. Je n'ai jamais entendu de reproches sur les profs, sur les gens qui auraient pu me faire du mal, sur la société. L'extérieur était décrit comme un tout humain d'expression difficile mais dont le but était de bien faire et dont par conséquent il fallait tirer le meilleur parti. Il se peut, et je l'ai vu, qu'en tant qu'adultes ils aient eu l'attitude citoyenne de défense voire de combat contre l'incompétence ou le dysfonctionnement. Mais il ne m’était pas donné de voir un monde d'adultes qui se contestaient. Mes parents ne voulaient pas me prendre en otage contre le reste de la société. Ils m'en préservaient, ils se battaient pour que la société soit juste pour moi. Telle était leur attitude qui était exemplaire et prémonitoire de celle que je pourrais moi-même avoir adulte. Point d'angélisme mais un constat du possible, de l'améliorable, de l'inacceptable, du détestable. Faire avec la société non pas pour s'en servir mais pur s'en constituer partie prenante et transformatrice. Voyez qu'il n'y a rien là de révolutionnaire, de radicalement contraire aux meilleures pensées du moment ; si ce n'est l'inculcation de l'idée que tout est possible, que la volonté et la nécessité d'agir ont raison, par petits bouts, d'une léthargie qui n'existe que si on la laisse faire. Le constat qui peut être fait à cette attitude est la lenteur de son processus et le pari qu'elle fait sur une bonne volonté incertaine de l'homme pour aller dans ce sens. C'est vrai ! Il a été tenté dans l'histoire de l'humanité des mouvements de sauvetage, de redressement, de purification des hommes qui ont voulu par des lois terrestres hâter le processus et régimenter autoritairement. C'est vrai ! Il n'est pas universellement constaté que l'homme soit bon et volontaire pour accompagner une évolution de sa société pour mieux s'entendre. C'est vrai et c'est utopique, angélique de se voiler les yeux sur ces deux constats. Pour autant que faire en attendant puisque notre démarche ne peut être immobile, que la nature a une horreur du vide qui oblige à faire quelque chose puisque dans le cas contraire c'est nous qui nous laissons faire. La proposition de mon éducation a préparé une société de proposition où les actes humains croient en leur utilité de présence, de transformation, de transcendance physique du grand tout dont ils font partie. Leurs actes aussi infiniment petits de division du grand tout qu'ils soient sont mécaniquement une poussée transformatrice. La jouissance de la mécanique de son travail s'ajoute à l'effet rayonnant qui s'en suit comme un halo autour. C'est un véritable constat au niveau de moi-même que je n'extrapole jamais à autrui mais que je peux me contenter d'avoir pour moi seul. Le constat de son propre sauvetage est une assurance de son maintien en vie et de la continuité de son envie d'en jouir. C'est l'apport de la société d'écoute, de support et de conviction que c'était possible, qui a permis que "je" me réalise.


S1 Le passé me rattrape

Je passe ma vie à m'introspecter. L'action n'est pas assez forte pour m'attirer dans son mouvement. L'analyse de ce qui ne pas me paraît toujours plus importante que l'action avec ce qui va. Je ne suis en rien unique dans cette posture d'éternel insatisfait. Toutes mes rencontres sociales me ramènent ce sentiment de mal être. A tel point que lorsque la fantaisie - mes sentiments internes - me prend d'une vision joyeuse je n'ose pas la partager ; je n'ose pas l'exprimer, comme pour ne pas casser cette ambiance homogène de la monotomie. Dire que pour une fois tel fait objectif me donne de la joie m'oblige à entrer dans un processus argumentaire de preuves et d'explications. Pire, ma tentative de sortie unilatérale me fait prendre le risque de l'exclusion du groupe social qui ne me reconnaîtra plus. Il faut être fort et sur de soi pour être gai. Le groupe guette malicieusement le moindre faux pas, la première perte d'enthousiasme pour pouvoir au plus vite se refermer et vous renfermer dans une morosité inattaquable du "je vous l'avais bien dit". Somme toute la société ne fait que poursuivre cette attitude précautionneuse de ne pas faire confiance qui me berce depuis ma venue au monde. Ce passé me rattrape toujours. Au départ il était une attitude personnelle de parent ou d'école soucieux de protéger une petite créature, avec une réelle affection qui rendait cette démarche protective louable. Depuis, cette protection en cercle affectif restreint à la famille et à l'environnement proche s'est propagée comme une avancée sociale se voulant bienfaisante à toutes les étapes et tous les corps de l'organisation de notre société. L'affection initiale s'est étatisé. J'ai toujours l'impression que l'état est comme mes parents de départ, me devant tout ; et moi pouvant lui dire que n'ayant pas demandé à venir au monde c'est à lui de s'occuper de moi. Moi et les autres, qui sont pareils, formons un groupe de présence assisté, qui est là et dont il faut bien faire quelque chose. A qui on reconnaît bien sur une humanité donc un droit à être respecté et à contrario de qui on n'ose rien exiger au nom de cette même humanité qui est fondamentalement libre de faire ce qu'elle veut ? Dans ce tableau des échanges entre la société et les individus il n'est jamais question de motivation individuelle et encore moins de responsabilité. Ces ressorts disparaissent du conscient et du subconscient des individus. Leur disparition transforme le comportement profond et fait réellement de nous des êtres atrophiés de volonté de prendre conscience de nous même. Peut-on vivre ainsi ? Comme toute expérience en cours il faudra voir les résultats avant de porter le jugement moral. En d'autres termes, ce que la société fait de moi, de nous, est-il perdurable ou trace-t-il une piste de disparition globale en partant de la disparition de la volonté individuelle. Mon pessimisme et mon endurance passive de ce système ne veulent pas le juger sans nuances. Je sais que la socialisation étatique des modes de vie a érigé pour tous des minimums de bien vivre qui étaient des privilèges il y un demi-siècle. La santé, l'éducation, les seuils de pauvreté, les droits au logement, à l'indemnisation sont des plate formes sur lesquels tout homme est désormais installé. Plate formes minimales bien sur dont on a cru en les installant qu'elles ne seraient que des sas provisoires de passage d'une société de pauvreté à une société d'épanouissement individuel des personnes. C'est ici que la transition vers cet épanouissement se fait attendre. En reprenant mon cas je suis un déjà vieux socialement qui n'a pas encore trouvé ce fameux épanouissement. Les raisons en sont accessoirement conjoncturelles parce qu'il n'y a pas assez de travail épanouissant pour tout le monde. En effet, arithmétiquement avec plus de gens formés vers un métier intéressant, avec plus de femmes s'épanouissant dans une activité hors familiale, avec plus d'hommes autour du monde capable de produire,... avec tous ces plus il était inéluctable que le champ d'action disponible pour les travailleurs initiaux se rétrécisse. Mais chaque époque n'a -t-elle pas eu ces perturbations auquelles le génie humain a toujours du et su s'adapter. C'est pourquoi j'estime que ces raisons conjoncturelles sont accessoires par rapport aux motivations fondamentales des individus. Qu'est-ce qui peut pousser un individu aujourd'hui lorsqu'il sait qu'il a déjà à boire, manger, se soigner, s'éduquer, se distraire un peu. Qu'est ce qui peut l'inciter à sortir de la condition minimale assurée alors que toute tentative de sortie par le haut est un risque non assuré, une bravoure au système. Je ne ferai pas de généralisation sociologique ni psychologique en pointant telle raison globale. Mon cas me suffit et puisque je le vois partout je m'y réfère pour constater que nous manquons tout simplement de motivation. Quel motif peut nous inciter à ne pas nous contenter de ces minimums ? Plusieurs pistes dont celle de vouloir garder ces minimums. ; mais le contentement par le bas, par le plus petit dénominateur commun n'est pas excitant. L'autre piste est celle d'avoir envie de rejoindre ceux qui ont une vie matérielle élevée ; mais les places y sont rares, la morale sociale n'y trouve pas son compte d'égalité, la suspicion existe que cet argent est gagné au détriment des autres. Les motivations purement matérielles sont-elles ainsi contestées et ont vite fait de déstabiliser la volonté de celui qui tente de s'y aventurer. Une autre piste est plus complexe à avancer parce qu'elle ne fait pas référence à la chose matérielle ni à la comparaison avec autrui. C'est une piste que mes pensées arpentent souvent sans oser pour autant en prendre le départ. Je me délecte à y penser, à la croire possible ; mais tout en la gardant à une distance certaine de ma vie courante, comme si par cette mise en perspective lointaine je faisais en sorte que l'on ne puisse pas toucher et écorner mon beau rêve. Mon idéal serait de vouloir agir au-dessus ou à côté de toutes contingences matérielles, au-dessus et à côté de toutes velléités sociales, de toute mission réformatrice. D'agir pour la beauté du geste, de mon geste, dans un souci d'excellence dont je ne serai que le seul juge. Mais quel juge impitoyable puisque sachant lire dans le profond de ma conscience ce que je veux faire et sachant parfaitement constater ce que je fais. Ne s'autorisant aucune distorsion entre la pensée et l'action ! Ne se pardonnant aucune faiblesse imputable à des excuses extérieures. Une véritable partie de ping-pong égal égal entre mon moi qui désire et mon moi qui réalise, sans le filet protecteur et dissuasif des minimums qui préviennent toujours mes chutes alors que mon jeu sincère entre moi et moi pourrait tenter de les prévenir; Pour le moment mon jeu duel est toujours celui entre ce que je suis et ce que voudrais être. Je doute toujours de moi pour choisir la voie.


S2 Le passé me rattrape


Le passé est un décor vaporeux qui va et qui vient lorsque se télescope un événement d'aujourd’hui avec une correspondance d'hier. En effet se dit-on, ceci est déjà arrivé, ceci me rappelle quelque chose. Ce sont des rapprochements intellectuels sans influence du présent vers le passé bien sur, mais surtout sans éclairage inverse d'un passé qui devrait me faire changer mon présent. Mon présent est une montagne constituée de tout ce qui accumulé en dessous de mes pieds. Mon pas y est donc respectueux et reconnaissant de pouvoir m'y promener à l'aise, de pouvoir y bâtir sur un terrain solide, d'en garder les bases harmonieuses d'équilibre physique. Mais le passé ne me commande pas un arrêt de l'évolution ni une vénération prostrée m'empêchant de continuer. C'est le propre de la construction en confiance des individus que de leur donner de leur venue au monde jusqu'à leur disparition, un sentiment de nécessité de poursuivre. Imaginez que je sois arrivé dans une époque de satiété, de satisfaction telle d'elle-même que se soit mis en place un climat d'arrêt de l'évolution. Comme si ce groupe d'homme en particulier, dans l'histoire de l'évolution et de l'humanité, décidait de ne plus évoluer ou plus modestement de marquer une pause. Comme si on me disait que "les jeux sont faits" ou de "passer mon tour". A quoi servirait-il d'arriver dans une telle époque ? L'absence d'enjeu signe immédiatement la fin de la partie. Pire, ayant horreur du vide, l'évolution et l'humanité n'auraient plus d'autres activités que de s'autosatisfaire et de jouer avec un existant qui serait entièrement ce que les générations précédentes en auraient fait. Avec l'obligation de rien toucher, de ne rien casser, de rester en dévotion fidèle par rapport aux entrepreneurs d'hier dont il ne faudrait pas toucher l'héritage. J'ai échappé à cette situation d'apocalypse de l'homme lorsqu'on se met à la pousser à son extrême. Que serai-je si l'existant m'avait été donné avec interdiction d'y toucher, d'y apporter quelque chose. Je serai le spectateur avachi d'une vitrine d'un monde qui ne serait absolument pas le mien. Pourtant j'aurai certainement intact les inaccessibles sentiments humains qu'aucun commandement extérieur ne peut venir altérer. En vase clos et étanche à cet extérieur inaccessible les sentiments ne pourraient que se morfondre à constater leur coupure et leur inutilité. Puisque leur seule fonction serait de constater le bienfait sans possibilité d'y agir. Heureusement que ce monde n'existe pas et que ce n'est que par le maniement intellectuel d'une chose et de son contraire que je m'y aventure. Encore un point quand même dans cette hypothèse d'un statu quo de l'évolution. Quelle prétention quand même y aurait-il pour arrêter la marche du temps, pour décider qu'une pensée même généralisée puisse être imposée à chacun des individus. En cette matière il n'y a pas de majorité qui compte. La perspective de l'humanité dans un tel ensemble regarde chaque individu dont la seule vie est majoritaire à ses yeux. Il ne peut être question de décider pour un autre. Chaque autre a par son action sur terre une propriété totale sur l'ensemble. Aucun de ses efforts ne peut être entravé au nom d'un ensemble dépersonnalisé. Ce sentiment d'être décideur de sa vie individuelle dans une grande vie collective est la ligne permanente qui m'accompagne depuis la naissance. La joie et la force pour la vivre et vous en parler aujourd'hui ne sont pas des effets de ma spéculation ou d'un rôle que je m'attribue. C'est du réel vécu dont la présente expression n'est pas une volonté de partage, d'exemplarité ou de que sais-je propension à vouloir entraîner les autres sous prétexte que l'on se sent bien soi-même. Au contraire la construction personnelle de soi écarte systématiquement le matériau exogène, extérieur. On ne peut aller bien qu'avec ce qui est bien pour soi. L'emprunt extérieur ou la volonté d’emprise sur l'extérieur porte le risque de l'écart par rapport à soi-même. L'extérieur doit être dans la confiance qu’il vous fait, dans la confiance que vous lui faites. La confiance c'est l'outil qui permet à l'autre de bâtir. Ce n'est pas le matériau dont on oblige l'autre à se constituer. Ce passé de confiance auto génère une machine, au sens de l'automatisme, de confiance qui se renouvelle naturellement comme l'air des poumons. La confiance est un ciment qui lie tous ceux qui s'y prêtent. Et il n'est point besoin d'avoir mon angélisme pour constater la réussite des sociétés où les prêtements de confiance ont prévalu sur les situations individuelles sans espoir. Ce que je veux dire est que la confiance à l'autre peut s'étendre à beaucoup plus de domaines de la société, y compris ceux moins palpables et contrôlables que sont ceux des sentiments, des relations humaines, des respects mutuels, des acceptations des différences. Le passé pouvait me rattraper parce que je ne m'étais pas assez prémuni des failles de l'organisation humaines. Mon passé c'est cette formation de moi non coercitive, toujours laissé à mon libre arbitre, recevant de partout une masse d'informations dont on me laissait faire le tri mais en me donnant les moyens objectifs d'apprécier et de voir ce qui était bien pour moi. En perspective arrière c'était peut-être un risque que je m'éparpille sans me donner la nécessité du choix. Là est justement la pertinence de ce passé qui a su donner tout ce qui était disponible ; mais qui a dit en même temps que ce qui était disponible devait être renouvelellé, perfectionné, dans un esprit de passage de relais générationnel, sans préjugé de la valeur du passé et sans projection de l'attente de l'avenir. Simplement des outils pour apprendre, comprendre, accepter, transformer. Tel est le message de mon passé.


T1 L’Extérieur me conditionne

Toutes les remises en cause internes se fracassent sur le mur idéologique de l'inertie externe. En apparence le monde bouge et requière la participation de ses habitants. Dans ma réalité ce sont les décors et les mises en scène qui changent un peu mais sans déstabiliser l'idée maîtresse. Le maître à penser de mon époque est l'Inéluctable, l'Inévitable, ce qui est devant nous et que nous ne pouvons éviter. La définition pourrait appeler cela le progrès mais je trouve que ce serait trop vite donnerbonne conscience. Aller dans le sens du progrès nous dispenserait de toute analyse préalable sur nous même, notre fonctionnement, nos aspirations, nos échelles de valeur et de contentement. Le progrès nous attire trop vite dans un halo moderne. Je pense qu'il nous est impossible de ne pas participer à une marche de l'évolution quand bien même s'appelle-t-elle progrès avec une réputation opportunisme d'aller de l'avant quoiqu'il arrive, d'être dans le mouvement pour le plaisir d'y être. Je ne reproche pas d'être dans ce progrès mais je critique l'inclinaison forcée qui nous y a précipités sans analyse. La joie de sortir des croyances religieuses aliénantes et l'enthousiasme de trouver ces clés scientifiques ouvrant les portes des pourquoi du monde étaient l'ambiance générale des décades passées qui m'ont vu naître. Quoique le mouvement ait débuté bien avant sous des auspices plus frileuses et plus éparses qui freinaient l'emballement général. Les freins ont été lâchés lorsque les guerres, les religions, les idéologies, les systèmes autoritaires familiaux ou institutionnels ont toutes ensemble au même moment avoué leur forfaiture. Le pourquoi de ce "tout ensemble" est incertain si ce n'est peut-être que les unes tenaient les autres par un maillage serré dont il suffisait qu'un maillon lâche pur que l'ensemble s'écroule. Tout a disparu sans donner de consignes sur ce en quoi il fallait croire désormais. Le progrès passait par-là et réunissait toutes les caractéristiques pour remplacer les critères disparus et mieux encore pour les ridiculiser. Son atout maître est son universalité en même temps que sa neutralité. Il n'a pas de territoire à défendre ou à conquérir, il se veut pour tous les hommes, comme les religions mais avec l'avantage de ne pas les inciter à se monter les uns contre les autres sous prétexte d'une préséance de tel dieu. Le progrès est laïque au point de n'être même pas matériel. Je le résumerai en disant que le progrès est une idée que tout est possible, tout est accessible. Une telle béance, une telle ouverture dans nos horizons bloqués depuis des millénaires a permis à l'humanité de s'engouffrer dans une avenue complètement inconnue. En un siècle la population mondiale a ainsi sextuplé à cause entre autres de ces nouvelles perspectives. Droit devant pourvu que l'on y aille. Et c'est ainsi sans autre indication de mode d'emploi de ce progrès que moi et tant d'autres nous avons été engouffrés dans un monde, galvanisés comme un guerrier en marche. La démonstration me semble infaillible car en effet la découverte d'une si grande possibilité balayait toutes les tentatives de raisonnement. Sauf que moi je me serai quand même toujours demandé ce que faisait l'homme dans tout cela. Certes les souffrances passées valaient bien que l'on ne renâcle pas trop sur le remède nouveau. Qu'aurai-je fait très précisément sans l'éclairage que m'apporte aujourd'hui la déception de l'expérience mal vécue ? Je ne peux me mettre à cette place mais cela ne m'empêche pas d'avoir le constat d'aujourd'hui. Le progrès nous a été proposé comme une libération en empruntant les arguments des croyances qu'il allait remplacer. Essentiellement il a requis immédiatement que l'on croie en lui, que l'on adhère à son idéologie, qu'on lui voue non un culte mais un suivi quasi-aveugle n'autorisant pas le questionnement et la place de l'homme. Le simple fait de devoir se poser la question de la place de l'homme dans le progrès est déjà une inversion de la cause qui devient sujet. C'est à l'homme de dire avant quel progrès il veut et non au progrès de dire à l'homme quelle place il peut encore avoir. Je n'exagère rien puisqu'il suffit de regarder mon quotidien pour y voir l'aliénation dans laquelle me met le progrès. Sans démagogie mais par exemples de ma vie courante ce sont les gaz de voiture qui m'asphyxient, ce sont les transports rapides qui délocalisent mon travail, c'est la liberté de mœurs qui distrait ma femme... Mes propos réactionnaires sont avant tout réactifs à des évolutions forcées que l'on m'impose. Je suis capable en sens inverse de vous dire que l'automobile me permet de découvrir, que les produits pas chers du monde entier nous donnent le confort de vie, et que la levée de contrôle de l'un sur l'autre dans un couple élève les deux êtres dans une dignité enfin conquise. Il n'empêche que ce pour et ce contre du progrès n'a pas eu lieu comme je vous le fais aujourd'hui. Ce fut une idéologie galopante non obligatoire par la force mais contagieuse dans son esprit d'égalité pour tous que par fraternité nous ne pouvions rejeter. Prendre le temps de réfléchir était conservateur, réactionnaire disais-je. Je saisis l'ambiance de l'époque qui m'a vu naître imprégnée de cette atmosphère progressiste contagieuse. Ce devait être comme une espèce de vision d'une lutte finale qui arrivait enfin après l'avoir espérée en chanson. Beaucoup a été dit, écrit à propos de cet avènement du progrès dans une perspective historique des faits. La rétrospective permet d'en relater les origines, les obstacles, les succès, les échecs. Mais je me demande si l'on s'est bien penché sur les individus. Le progrès était-il voulu par l'individu, à quel carrefour des hommes a--t-il pris son essor, y-a-t-il eu résistance ou emballement ? Aujourd’hui encore le progrès ne semble pas pouvoir être jugé par les individus. Les individus ont tout juste le droit de faire état de leurs doléances via les structures sociales appropriées ; lesquelles structures sociales, réparatrices des dégâts du progrès, étant elles -mêmes présentées comme une émanation positive de l'idée de progrès. Dans cette logique on peut s'attendre encore à d'autres évolutions à contre sens. Mon propos ne veut pas faire peur et je m'abstiendrai de projeter un avenir qui n'est jamais sur. Je parle de moi, de mes angoisses, de ma « non place » dans ce progrès. Un progrès d'autant plus fort qu'aucune autre idée ne s'élève devant lui. Faute d'imagination mais surtout couardise de dire non ou de douter de ce qui tourne devant nous, sans nous, avec pour seule obligation de le suivre sans qu'il ne nous demande d'efforts pour s'accomplir ; nous demandant simplement de ne pas nous y opposer en agitant la claire menace de ne plus pouvoir participer et même simplement vivre si nous n'en sommes pas enthousisates.


T2 L’Extérieur me conditionne


L'extérieur est le terrain où s'exerce la sociabilité que l'on s'est construit. Et il n'y a vérification constante de ce bien aller social qu'à l'extérieur. Le bel isolement de l'ermite me semble alors la véritable utopie. Les réussites que l'on peut en voir ou en dire ne sont à mon avis que des points de vue partiels ne décrivant pas toutes les données de cet ermitage. Le choix d'un homme pour un isolement nécessite l'existence préalable d'un lieu et de moyens pour y vivre. Je veux dire qu'un système d'organisation de société doit être compréhensif sous tous ses aspects et principalement dans la notion des liens qui unissent tous les éléments. Je parle des ermites qui n'est pas un phénomène courant pour sensibiliser à la nécessité de la participation de tous à la chose commune pour qu'un système fonctionne. Il ne s'agit pas de porter un jugement moral sur l'égoïsme de la non-participation mais de prendre la hauteur nécessaire à la vision d'ensemble du fonctionnement d'un système. Quel que soit le système que l'on choisisse on ne peut échapper au constat des flux qui alimentent tout son circuit. Il ne peut y avoir d'impasse, de sous-circuits qui prendraient un courant sans en rendre un autre eux-mêmes. Tout est lié dans un système comme dans une humanité. Il n'y a donc aucun utopisme à le répéter. Et au contraire il y a de l'urgent réalisme à être soi-même en premier à l'avant garde de la porosité avec l'extérieur. Respirer l'air ambiant extérieur n'est pas l'adopter sans précaution pour soi-même puisque la construction préalable d'un nous-même nous a rendu pertinent sur nos besoins. Je peux vivre avec les autres tout en étant moi-même. Le contact à l'autre n'est pas une adhésion, un asservissement mais un frottement mécanique avec un existant dont je décide d'utiliser sa force de motivation plutôt que par méconnaissance m'entraver dans sa force de frein. C'est ainsi que l'extérieur me conditionne en me fournissant un apport physique et spirituel dont je me nourris selon mes règles nutritionnelles. La société m'a élevé dans une éducation de mes possibilités et de mes goûts de façon à ce qu’à ma seule mesure je puisse voyager dans la vie sans crainte de la rencontre avec l'autre. Je n'ai pas besoin de placer l'autre dans une idée d'amour, de don de moi vers cet autre. Ce n'est pas l'explication que je veux donner et il y en a tant d'autres avant que ce serait dommage de noyer la cause dans une intention morale aussi noble soit-elle. Je veux rester dans le concrètement faisable par moi sans faire appel à mes sentiments. Je veux rester au niveau de ce qui est bien pour moi. La bonne démarche dans la relation avec l'extérieur dans son ensemble et l'autre en particulier est la fenêtre qui permet à l'air de circuler en moi. Il importe d'y appliquer un réalisme débarrassé de quelque filtre pour se protéger ou voir autrement la réalité. La réalité ne peut avoir la couleur ou l'odeur que nous préférerions. Elle est, dans une nudité crue. Elle est instantanée car elle n'existe que dans le présent qui nous l'envoie. Ma réactivité doit être immédiate pour la prendre avec moi, la comprendre non par opportunisme mais par souci d'en être partenaire actif plutôt que subissant. Ce n'est pas un asservissement de cette réalité à mon bon vouloir. C'est une reconnaissance égale même s'il n'y a pas de personnalisation de cette réalité que je devrais respecter en tant que personne. Qui plus est cette indétermination physique de la réalité m'incline au respect pour n'en négliger aucun aspect. Qui est la réalité ? Un fait, un moment, une conséquence, une cause ... et des hommes qui s'y meuvent. L'instant est court pour capter d'un seul coup l'ensemble du tableau. Et pourtant c'est la première vision qui me marquera et me conditionnera. D'où la nécessité d'être toujours prêt à recevoir la réalité, d'être toujours propre c'est à dire lavé de tout préjugé, d'être toujours en forme intellectuelle, physique et psychologique pour laisser la réalité cheminer à sa vitesse dans mes capacités de perception sensuelles. L'exercice me passionne parce qu'il a pour but d'atteindre l'essentiel de ce qui se passe autour de moi ; de visualiser cette réalité pour qu'aucun détail ne m'échappe. Il ne s'agit pas de s'approprier mais d'être le spectateur attentif de ce qui se passe et peut procurer des variables de changement dans ma vie. L’exercice de réalité n'est donc ni un don ni un accaparement mais simplement une méthode de vivre avec ce qui est autour de soi, pour s'en faire ou des alliés ou des présents inoffensifs, mais en tous cas pas des surprises désagréables. Que l'apparente "technicité" de cette description de mes rapports avec la réalité ne vous fasse pas douter de la simplicité sincère de ma démarche qui n'a pour but que d'être bien avec l'autre, avec l'extérieur. Dans un but pratique d'être prêt à la surprise dont je ne veux pas subir les effets destructeurs mais au contraire capter de toutes façons les effets constructeurs. La réalité qui me touche est aussi une réalité que je constitue, dans mes rapports déterminés ou involontaires avec les autres. Je constitue aussi pour l'autre une réalité que j'aurai tendance à vouloir qu'elle fût douce et constructive pour lui aussi.


U1 Batailles internes


Je me livre une guerre interne permanente pour rester clairvoyant dans mes contradictions. Je veux que mes reproches sur la société soient fondés sur des causes réelles. Je ne souhaite pas trouver toujours des circonstances pour me donner des excuses. L'insatisfaisant de ma condition est une chose assez vaste pour que je n'y ajoute pas le manque de réalisme pour l'analyser. Aussi je pratique sans fin un inventaire détaillé des causes et de leurs conséquences. D'un côté la société. De l'autre côté moi. Et entre les deux très souvent les passerelles qui vont de l'une vers l'autre. A titre de simple constat je m'aperçois, vu de très haut, qu'en effet la société vient tout le temps interférer dans ma vie alors que je ne vais jamais vers elle. Simple à dire mais reflet lucide d'un rôle passif que j'accepte sans jamais vouloir avoir un rôle actif. Car derrière la société dans son ensemble il y a des hommes comme moi qui eux acceptent ou font valoir un rôle actif. Je ne suis pas fier de ce constat qui atteste de mon incapacité à entreprendre alors que d'autres le font. Bien sur, dans mon rôle passif je ne maque pas de fustiger l'action des ces autres "actifs" . Peut-être ai-je raison. Souvent j'ai raison. Mais il n'empêche que dans le rapport mécanique des forces en présences ILS agissent alors que JE n'agis pas. Car même si mes critiques sont justes à leur égard je pourrais entreprendre une croisade active pour les attaquer, proposer des alternatives, mettre en place mes propositions si je prenais la peine de les formuler. Pourquoi je ne fais rien ? La société que je critique a alors de bonnes raisons de se donner le droit d'agir, y compris sur moi. La société doit fonctionner, avec ou sans moi. Quelle société ? Pas celle-ci je m'écrie. Mais alors, pourquoi ? Voyez le réalisme de ma position qui non contente d'être insatisfaite des résultats de la société dans laquelle je vis y ajoute le blâme sur ma conduite passive à mon égard ! Il serait beaucoup plus simple que je sois dépourvu de sensibilité coupable et que je me considère comme un subissant impuissant. Il y a presque un masochisme à comprendre la perversion de mon système de pensée consistant à se plaindre et à y ajouter un questionnement sur l'honnêteté intellectuelle de se plaindre. Où peut-on commencer la réforme de la société ? Telle est la grande question d'aujourd'hui tant toutes choses sont imbriquées dans une totale et complexe dépendance les unes envers les autres. En nous même d'abord quand je me demande quelle part du progrès je ne devrais pas suivre par rapport à telle autre part que je devrais garder. Car enfin, je ne suis pas prêt à la grande révolution faisant table rase de tout et recommençant avec moi à partir de zéro. Puis ensuite avec les autres, avec la société. Ma volonté de révolution, lorsque je l'aurai définie, est-elle compatible avec le besoin exprimé de mes contemporains ? Je ne peux agir seul. Il y aurait autoritarisme et mauvaise perception des réalités d'entamer tout seul la révolution. Ces va-et-vient de la pensée me semblent être le propre de l'homme du XXIéme siècle qui n'a pas l'urgence de décider et peut se donner ainsi toutes les raisons et leur contraire pour attendre. Alors que je m'aperçois que les hommes d'action savent faire l'impasse ou du moins passer outre sur leurs états d'âme. La perspective de la réussite de l'action les transcende pour voir au -delà. On les dit "anticipateurs" mais je crois qu'ils sont surtout des bons sauteurs d'obstacles. Là où l'obstacle m'arrête ils le sautent ou le contournent. Je m'aperçois avoir une admiration pour leur faculté d'entreprendre et de réussir. L'action en tant que gymnastique humaine est très intéressante à observer. Les capacités de l'homme sont un mélange physique et intellectuel poursuivant une course relais. Lorsque le physique s'épuise on voit des solutions survenir. Lorsque l'analyse intellectuelle semble être épuisée on voit surgir un sursaut purement physique. Le cours de choses est infini. Que ne suis-je partie prenante de ces grandes aventures dont je fustige le résultat mais dont j'admire la vélocité du parcours ? Je me demande souvent à quel moment arrive-t-on à franchir le pas qui fait de vous un homme d'action ? Est-ce que le fait de passer du côté de l'action vous met obligatoirement dans le champ de la société que je critique ? Car je reste sur mes positions d'analyse de la société actuelle que je n'apprécie pas. Ma participation à l'action ne peut entraîner mon adhésion à cette action. Y-a-t-il dans la société un espace libre où mon action pourrait ne pas être diluée, assimilée dans ce tout que je critique aujourd'hui ? Ce sont, vous le voyez, de terribles batailles internes auxquelles est confronté l'homme sincère mais impuissant que je suis. Mon combat n'est pas celui de m'abriter derrière le confort que m'assure la société. Intellectuellement je veux bien me passer du confort et de la sécurité de notre société. Matériellement je n'ai pas essayé et il est difficile de faire l'hypothèse du manque quand on ne l'a jamais connu. Mon but constructif, s'il en est un, serait de faire trouver à la société une reconnaissance des siens, de moi bien sur et de tous les autres. Que la société se réorganise comme un système de synthèse de pensées des individus pour en faire une synthèse d'où se dégagerait une possibilité de vivre ensemble. Que cette synthèse ne soit pas un dénominateur commun mais une élévation par le meilleur. Le paradoxe de la société actuelle est que souvent elle s'organise avec des moyens basiques non critiquables, mais qu'ensuite elle se sophistique et se complique pour devenir incompréhensible. Il y a toujours une fuite en avant qui se génère elle-même ses propres besoins de plus en plus éloignés et donc inutiles des besoins de base des individus. Mon souhait pour rentrer dans l'action serait donc de reformuler les besoins de chacun et mettre en correspondance tous les moyens simples d'y répondre au premier degré, sans méandres économiques, sans bonnes explications géostratégiques. L'expression d'une demande simple et la proposition d'une solution simple. Je crois détenir l'idée géniale pour résoudre les problèmes. Mais pourquoi d'autres ne l'ont-ils pas fait avant moi ? Pourquoi serai-je le seul à avoir une idée aussi simple ? De nouveau je vois les obstacles au lieu que mon physique ou psychisme ne transcende mes questionnements intellectuels. Pourquoi commencer quand la tâche semble si rude ? Une fois de plus je ne ferai rien. Je laisserai aux autres hommes d'action pensant intellectuellement moins que moi le rôle d'aller dans un avant que je critiquerai, sur le fond, ensuite. Mon système me coince dans l'inaction.


U2 Batailles internes

La bataille du bien existe aussi. J'y suis confronté, avec pour plus grand ennemi la satisfaction de soi, le regard admiratif de soi. Il faut savoir transcender son soi pour vivre avec sans le regarder. On ne peut pas faire abstraction de soi ; mais on peut ne lui donner qu'une place physique, comme si notre personne était le support nécessaire à quelque chose plus grand qu'elle, notre action. Ce n'est pas un combat facile à cause des équilibres nécessaires pour que notre personne existe sans que pour autant elle ne tire une vanité de son existence. Notre personne ne doit être ni devant nous ni derrière nous mais en quelque sorte à côté de nous. Une accompagnante à un nous même. Une espèce de mécanique tout terrain à notre disposition, prête à l'action. Cela suppose la maintenance d'un état de fonctionnement physique et intellectuel, une disponibilité sans préjugés, un esprit de la découverte toujours bien aiguisé. Cet entraînement permanent de son soi-même nécessite un volontarisme pour le décider et un effort pour l'effectuer. Il faudrait que je puisse m'arrêter là et tel un ascète rassasié au minimum pouvoir m'en contenter. Or il se produit un phénomène naturel de jouissance de l'acte en cours de se bien faire, une satisfaction du constat de la bonne mécanique de soi. L'esprit de découverte n'arrive pas à faire abstraction de sa propre découverte. Or toute réalisation nouvelle est au sens strict une performance que l'on réalise ; une réussite que l'on aurait pu louper. Et si la satisfaction de soi ne s'occupe que de ses réussites il existe parallèlement une insatisfaction de soi qui s'occupe de nos échecs. Le dilemme est donc de savoir si l'on peut, si l'on doit s'intéresser à soi. Je sais que le bon traitement de soi passe par une bonne organisation de nos mécanismes, par la connaissance de nos qualités mais surtout de nos faiblesses. Nos faiblesses ne se soignent pas par une éradication de leurs racines souvent biologiques et de toutes façons trop profondes pour être arrachées sans dommages. Je me force, doux plaisir quand même, à laisser se faire dans un petit coin de moi-même inoffensif mes faiblesses. Sous surveillance, quand je le veux elles s'exultent et l'on n'en parle plus. Par ce détail du traitement des faiblesses je souligne l'importance de penser à soi, de s'organiser une vie où l'organisme sera maintenu dans un état de fonctionnement toujours prêt pour l'extérieur. Il y a de la beauté dans cette organisation dont nous arrivons à tirer la meilleure efficacité. Je crois qu'il ne sert à rien de se voiler la face pour ne pas voir cette satisfaction de fonctionnement. Mais voir n'est pas se contempler et se contenter. Lorsque ces perceptions de satisfaction me viennent je les transpose dans un univers plus vaste de fonctionnement de l'humanité dont je suis un des éléments. Mon corps, mon organisme, mon intelligence m'appartiennent au sens que personne d'autre que moi ne peut en prendre soin. Mais ils sont incontestablement les instruments de flux traversants qui eux ne m'appartiennent alors certainement pas : l'air, la nourriture, les contacts sociaux. Toutes choses qui passent autour de nous et que nous pouvons attraper selon l'organisation interne que nous nous sommes construits pour les goûter et les utiliser. Ma personne en tant que réceptacle de forces qui passent autour de moi s'en trouve désacralisée et perd son centrisme, son ego centrisme. Cette minimisation de mon moi-même n'altère en rien l'importance des fonctions que je lui demande d'assumer et qui sont immenses. Le transit par ma personne humaine est ma grande fonction terrestre. Je peux respecter cette fonction et faire en sorte que sa performance s'améliore pour régénérer une vie plus propre, plus pure, à laquelle je contribue comme régénérateur d'abord et comme associé ensuite. Cette explication a assez de descriptif pour faire disparaître je l'espère toute forme d'admiration pour l'exécutant modeste dans la chaîne alors que la véritable satisfaction et félicitations vont au résultat donné à la société dans son ensemble. La ligne de démarcation entre cette satisfaction du résultat et la satisfaction de soi est une bataille permanente car il n'y a pas d'automatisme dans le fonctionnement. Les flux de la société n'arrivent pas tous pareils en moi. Parfois ils m'étonnent me désarçonnent, me découragent. Il faut un grand sursaut, même de l'organisme le mieux préparé à tout recevoir, pour encaisser le coup, comprendre, traiter, retraiter, ressortir en forces constructives un extérieur à priori renversant. Le succès de l'opération nous fait plaisir, nous chauffe le cœur, et peut risquer de flatter notre ego. Ce serait une erreur que de prendre le succès pour soi. Il n'existe que par la bonne préparation de soi que l'on s'est construite. C'est à la société qui nous a porté jusqu'ici que nous le devons .Même s'il se trouve, que ce jour là, la société juge que c'est par nous que l'événement trouverait sa meilleure résolution. Je félicite la procédure mais non son point de passage – moi -, posé là par hasard dans le temps et l'espace.


V1 J’entre en retraite


Le cycle de notre caractère d'être humain nous permet de glisser de case en case de la vie. Vous m'avez vu grandir de puis ma conception en passant par l'étape bébé, enfant, ado, jeune, débutant de la vie, blasé un peu, blasé beaucoup, déçu, révolté, rentré dans le rang. Voici la retraite, mot sur lequel on devrait s'attarder beaucoup plus puisque c'est un retrait de la vie. L'acquisition de ce retrait correspondait autrefois à une nécessité physique de se retirer tant avait été forte la ponction des forces sur notre organisme. Ce "retrait" était la petite parenthèse que l'on accordait aux travailleurs avant qu'ils ne disparaissent totalement. Maintenant on peut, paradoxe de plus d'une époque qui marche sur sa tête, avoir une retraite "active" alors qu'elle n'était autrefois que ce court instant avant la mort qui ne pouvait même pas être passif. Me voici donc devant le mur blanc de la retraite active dans laquelle la société ne va pas vouloir en effet me laisser inactive. Toujours avec les mêmes ingrédients la société va continuer à me gâter. Côté travail je n'ai plus à justifier de ne pas en trouver. J'ai accompli un temps de, grosso modo, quarante années d'occupations diverses ; constitué de stages, de formation, de travail utile, de travaux pour me faire croire que j'étais utile, d'indemnisation chômage, d'indemnisation maladie, de congés payés, de congés supplémentaires, de récupération, de jours de vraie maladie, de jours de fausse maladie. Comme je le disais plus haut j'ai glissé de case en case, sans grands efforts. Et au contraire avec la complicité oh combien complaisante de la société qui voulait toujours savoir où j'en étais, qui déployait des trésors d'imagination pour me tirer les vers du nez au cours de très sérieux (pour elle) bilan d'évaluation, pour me recycler. Elle m'a poussé de case en case avec un plaisir certain comme dans un jeu de pousse-pousse de toujours faire en sorte que je ne sois pas officiellement dans la case -enfer de la marelle - case des demandeurs officiels d'emploi. La fameuse case infamante qui marque au fer rouge les régimes politiques qui se succèdent. L'un a même dit un jour dans un moment de lucidité politique qu'on lui reprochera toujours qu'il avait en vain tout essayé. Mais tout cela est du passé. J'aborde la retraite, j'en ai les points. Quel savant calcul ? Quelle reconstitution de carrière comme ils osent appeler mon labyrinthique parcours.A relire tout cela mon sang se glace. C'est vrai que je n'ai jamais pu faire autrement que de sautiller de vraies opportunités en pâles excuses. Mais le bilan ne me fait pas plaisir. J'ai plus qu'une impression, je me suis laissé traîner par un temps que, j'avais une fois pour toutes admis qu'il était hors de moi. Tout le monde est comme çà parait-il ! Les situations similaires ne m'ont jamais réconforté. Au contraire les similitudes me provoquent un constat de cumul global du gâchis de nos vies. Tous pareils est bien pire que mon petit cas isolé. On peut soigner un malade mais pas toute une population. Pire, encore plus, l'obtention de la "retraite" à un âge lucide empêche que l'on s'y abandonne sincèrement avec ivresse. L'on entendait autrefois qu'on l'avait bien mérité cette retraite. Honnêtement, je ne l'ai pas mérité. Ce que l'on va me donner n'est pas un donnant-donnant par rapport à ce que j'ai donné. Je vais continuer à recevoir mais sans plus avoir à me justifier. Officiellement j'y aurais droit et la société me promet de ne plus me poser de questions jusqu'à ma mort. Et même ma mort est une échéance à ma convenance. Cette liberté dans tous ses états est extraordinaire. Je suis admiratif de cette mécanique. Case par case la société nous déplace et nous paie la place que nous occupons. En retour elle nous demande simplement de ne pas lui poser de questions embarrassantes ayant trait à notre intériorité. Nous devons comprendre les règles qui régissent les sociétés apaisées sur elles-mêmes. Elles se créent des systèmes de satisfaction étroitement liés les uns aux autres dont le ressort est un consommateur citoyen officiellement libre mais déontologiquement bon client pour remplir son rôle dans chaque case qu'on lui attribue dans sa vie. Il n'y a plus de guerre officielle pour devoir être bon petit soldat mais l'attitude est la même pour suivre et obéir aux injonctions d'une société déployée comme une armée en marche. La retraite en perspective ne m'indique pas pour autant la posture de l'ancien combattant. La lutte se déplace mais continue. La retraite octroyée est un déplacement de forces vives d'un bout à l'autre de la chaîne, qui inverse les facteurs mais pour des sommes monétaires constantes. Ce que l'on va me donner n'est qu'une partie de mon épargne forcée. Le reste va être pris sur le travail des actifs qui sont forcément un peu les miens, mes enfants, mes petits enfants, à qui cette ponction coûtera cher. Leurs coûts de travail grevé par ma retraite les rendent peu compétitifs et rejetés par la compétition internationale quand elle n'a pas les mêmes usages de salaires et de retraite. Pourtant mes enfants restent les miens La promesse de paisible retraite ne peut rester sourde à leur difficulté voire leur détresse. D'autant que je m'impute la responsabilité de les avoir mis au monde, de ne pas le savoir tenu informé des difficultés que j'éprouvais déjà, de ne pas les avoir dirigé ou tenter de les orienter vers des sociétés fonctionnant autrement. Ah, maintenant je suis vraiment convaincu qu'il fallait faire autrement, qu'il ne fallait pas me laisser faire, qu'il ne fallait pas baisser les bras. C'était il y a vingt cinq ans que j'aurais dû agir. Je ne cesse de me le répéter. De surcroît j'ai le toupet de croire que la génération de mes enfants n'a réellement plus le sens du combat, de la remise en cause. Peu importe qu'il n'y ait qu'à me relire pour constater que je m'en faisais déjà le reproche. Ce n'est pas une raison, dis-je. Justement, puisque j'avais fait des erreurs, qu'ils les voyaient, et qui plus est que j'avais la bassesse de les prendre à témoin, ils devaient réagir. Ils devaient voir à temps que j'avais usé jusqu'à la corde le système dispendieux de ma société de bienfaisance, de mon état providence. En vérité et c'est très grave, je leur fais consciemment le reproche de refaire les mêmes bêtises que moi avec la foi en moins, le cynisme en plus. A part la lucidité de mon analyse je ne suis réellement pas fier de moi. Mon entreprise est minable. Mes coups sont tordus. Mes bottages en touche sont crasseux. Je m'avoue tout cela à l'intérieur de moi-même mais à l'extérieur il faut s'habituer à jouer le retraité méritant. Même mes proches y compris mes enfants n'aiment pas mes exercices de mea culpa, de repentance, d'explications intellectuelles dont ils ont l'impression que je me gargarise pour me donner une toute petite raison de me croire intelligent et humaniste, ou les deux à la fois. Mais de toutes façons inefficaces. Que ne me dit-on pas "de l'action vite, de l'action . Oublie les cases de la société. Saute sur l'occasion d'un reste de vie qui peut si tu le veux ne pas être "en retrait".


V2 J’entre en retraite

La créativité de mon existence ne place pas pour autant toujours au point central. Quel que soit la bonne idée de soi et de sa place il y a concrètement des phases de vie. Tant mieux si tel est mon sentiment de les avoir vécues en position d'acteur majeur. En précisant et répétant que notre type de société ne réserve pas de places majeures ou mineures, actives ou passives. Tous les espaces doivent être occupés pour qu'il n'y ait pas de rupture de charge dans l'action qui passe effectivement de main en main. Cela n'empêche pas de se sentir utile, efficace, sans qu'il soit besoin de mesurer et de peser la taille et le poids de sa propre action. Le spectacle de l'action qui se déroule sans rupture est plus important que l'arrêt sur l'image spécifique de moi-même. Il n'empêche que la vie physique nous fait évoluer depuis notre naissance à travers des fonctions différentes de la vie active. Me voici en vue de la retraite ! Quelle perspective pour un être ne se situant que dans l'action ? La formation bien faisante de la société va une fois encore me motiver et me faire confiance sans m'invectiver. Elle va donner à ce nouveau temps une orientation pour que je me mette "en retrait", pour ainsi dire à côté du trait mais toujours dans la même direction de société. Elle m'indique que mon action n'est plus exactement de marquer le trait moi-même mais d'aider les autres à se mettre sur le trait, à leur en rappeler s'ils me le demandent là où ils se trouvent. Je ne suis qu'en vue de ce retrait aussi mes pensées à ce sujet n'ont-elles pas la preuve positive de l'expérience. Pour autant je peux y réfléchir et envisager comment continuer cette belle vie tout en me plaçant en retrait. La route devant moi n'est pas encore tracée. Je serai en retrait d'une vie qui continuera sa construction, avec d'autres en phase plus active que moi mais avec moi quand même dont la première tâche est de ne pas être une charge. En retrait mais pas en remorque. Vous voyez que l'affaire n'est pas simple. C'est un départ en douceur en même temps qu'une réinsertion dans une autre forme d'utilité à la société. Je cois qu'il ne me faut rien changer à la conception réaliste de mes rapports à autrui. Fondamentalement je ne pourrai recevoir de la société que si je lui apporte quelque chose. Pour mon bonheur je ne pourrais être heureux que si je sais amener du plaisir aux autres. C'est clair et c'est une garantie de continuité de ce que je connais, de ce donnant-donnant de la société que je ne cesse de vous décrire comme la meilleure forme d'organisation entre les hommes. Je suis donc rassuré de pouvoir à priori continuer cette partie d'échanges entre les hommes. Pour autant je dois savoir préparer la réduction de ces échanges. Quantitativement, qualitativement, je serais moins sollicité, j'aurais moins de besoin. Hypothèse ? Mais en tous cas je ne veux pas avoir la déception du laissé pour compte qui ne serait pas préparé à une forme de dédaignement. Je veux adapter mon organisation interne à cette descente en puissance des impulsions dans les deux sens que me donnera la vie. Je devrai lutter encore plus contre la considération de soi qui aura de moins en moins d'occasion de se montrer. Mais il se peut que ce qui ne sera plus sera remplacé par d'autres expériences que je ne peux décrire puisque, tout comme depuis le début, je ne vous parle qu'au présent. De ce que je vis. La disponibilité au lendemain peut m'amener de nouvelles expériences, de nouveaux champs de confrontation à la société, à une autre place, avec un autre rôle. Au présent je me sens en appétit par rapport à ce devenir qui requerra de moi une autre action. Mon retrait est un déplacement vers une autre chose. Pour le plaisir de l'imagination je peux laisser aller mes idées. Mais je ne veux pas les figer aussi farfelues soient-elles dans une projection d'une société idéale. Qui suis-je ? Qu'en sais-je ? Rien que d'y penser me prévient justement de ne pas croire à la vertu de la sagesse qui m'arriverait avec l'âge. Soit la sagesse est un état permanent soit c'est une médaille artificielle auto décernée. Je préfère la permanence du combat pour être effectivement sage avec toutes les nouvelles situations que la vie va amener, et pour laquelle la société devra s'organiser, avec moi aussi même si c'est à une nouvelle place. Ma curiosité est piquée au vif par l'imminence de ce nouvel acte de la vie où je devrai avoir un autre rôle. Passionnante vie pourvu que l'on y participe toujours, que l'on vous donne l'occasion d'y prendre sa place, que l'on vous fasse confiance pour y prendre les moyens d'agir.


W1 Je peux regarder les autres

L'avantage de la notification de votre retraite dans notre société c'est qu'elle officialise votre non-activité. Soudain, et bien que l'attente en fut oh combien longue, vous est reconnu le droit de ne rien faire. Je peux sortir de l'ombre des honteuses périodes indéfinissables et intermittentes. Ce signal de fin de partie douloureuse est un moment malheureusement fort. Comme si soudain on retrouvait sa citoyenneté puisque la retraite est le point final de la vie de travail, que celle-ci ait été occupée à plein temps ou à temps partiel. Sous un éclairage de culture judéo-chrétienne on pourrait assimiler cela à une fin de purgatoire. On passe d'un étage à un autre qui est en quelque sorte un balcon d'où l'on peut observer le peuple laborieux - que nous étions encore hier - qui va trimer beaucoup. On peut regarder les autres avec les sentiments que notre nature spécifique nous inspire. Mes sentiments n'ont pas changé et n'arrivent pas à me faire admettre la nouvelle situation sécuritaire du statut de retraité. D'abord parce mon passage à l'étape retraite ne correspond pas à une rupture marquée avec une activité précédente intense. La retraite s'avançait doucement, se rapprochait doucement, comme une solution intermittente de plus à la différence que celle-ci serait permanente, du moins me le promet-on. Je ne m'y fais pas non plus à cause du spectacle que je quitte, que je laisse. J'ai toujours commenté mon insatisfaction comme une donnée "insatisfaisante" pour moi parce que je n'en ai jamais caché ma part de responsabilité. Aussi le fait de laisser derrière moi des gens qui continueront à vire le calvaire de ce que j'ai vécu me provoque une forte amertume. Pour eux bien sur, pour les miens, pour mes proches qui font partie du convoi. A ce regard amer s'ajoute l'hypothèse économique que c'est justement cette génération, que je vais maintenant regarder, qui supportera, financera, ma retraite d'aujourd'hui. C'est pourquoi j'ai du mal à regarder les autres. Pour moi, avec mes sentiments qui me torturent mais qui sont ce que j'ai encore d'humain, pour moi donc la retraite ne sera pas ce havre de paix du matériel et de l'esprit. J'y serai un préoccupé inactif pour agir, si tant est que j'ai pu être actif auparavant. Pour autant le temps n'est pas complètement fini et il ne suffit pas de se contenter de regarder les autres. La société ne peut se contenter de subventionner votre nouvel âge, troisième age, senior, mais en tous cas pas "vieux" qui signifierait inutile. Or la société a besoin de vous. Elle me pointe du doigt pour m'indiquer la direction d'une attitude de participation active à sa société, dans ce qu'elle sait faire de mieux comme depuis mon enfance : m'inciter à consommer. Le discours ne se cache pas pour m'indiquer que l'argent touché doit revenir dans les tuyaux de l'activité économique. Il faut redistribuer. Logiquement il serait plus simple de moins subventionner pour que l'économie réalisée reste dans les poches de ceux qui sont au travail et qui financent les retraites. Vrai mais économiquement faux car le transit par l'étape de notre consommation de retraité créé une valeur ajoutée travail, occupation par le travail, formation par le travail. Faux malgré tout parce que le travail ainsi fourni ne peut être réservé à ceux là-même qui sont censés nous financer. Ma retraite sert largement à alimenter l'industrie chinoise qui elle ne finance pas ma retraite. Comment faire ? On ne peut pas m'obliger à acheter "national" ? Paradoxe de plus d'une société de liberté sans conscience de la conséquence de ces actes. Mon cas individuel est exacerbé par l'analyse sentimentale que j'en fais, la combinant dans un état d'âme et une insatisfaction permanente. Mais mon cas ici décrit n'est rien d'autre que le déficit extérieur qui détermine in fine la liberté d'un groupe humain. Le jour est proche où il faudra que les fournisseurs de produits chinois ou indiens nous prêtent de l'argent pour que nous leur achetions leurs productions. C'est cela la dette extérieure. Nous oublions souvent que les problèmes d'un pays sont la somme des problèmes de chacun. Je vous expose le mien, ne le négligez pas parce que vous seriez blasé de mon commentaire pessimiste. L'orientation que je décris me semble incontournable même si le pire n'est jamais sur. Les retournements de situation n'arrivent pas comme une secousse sismique mais à la suite d'une montée de mécontentements ou dysfonctionnements au départ invisibles. Aujourd'hui personne ne veut voir, qu’outre ma génération de retraité, quatre autres cohabitent, de l'enfance à la mort, en laissant à une seule la tache de travailler et de subventionner l'ensemble du processus. Je ne peux laisser à la fatalité, au "le pire n'est jamais sur", le soin de régler cette situation complètement inédite. L'histoire n'a jamais eu à faire face à ce genre de présence simultanée de générations active et inactives. L'histoire a toujours pu régler ses problèmes de surpopulation, de lutte pour un territoire, une culture, un moyen de subsistance par des moyens de terreurs tels que famine, guerre, extermination dont elle s'est aujourd’hui heureusement complètement interdit d'user. L'histoire commence même à se méfier écologiquement de son propre pas dans l'espace et le temps. Et comble de la difficulté du problème, l'histoire découvre la concrétisation d'une espérance jusqu'ici impossible de l'homme, la prolongation de la vie humaine. Les avancées sont gigantesques. Un an de plus tous les cinq ans de manière statistique ; sans parler de recherches médicales spécifiques qui peuvent maintenir dans un état vivant même si végétatif bien au-delà de ces moyennes. Le tout dans une ambiance euphorique de recul des limites du possible, du respect de la vie humaine, de l'obligation de moyens pour maintenir la vie, de vénération des progrès scientifiques, d'opportunités financières juteuses des domaines de la recherche, de l'alibi du respect de la personne humaine pour excuser par avance toutes les autres bévues. Entre-temps quatre on cinq générations s'agglutinent dans par le portillon de cette histoire à sens unique, dont on ne peut échapper, même par la mort que l'on recule et recule souvent contre le gré des gens, mais en tous cas sans leur demander leur avis. "Jusqu'au bout tu consommeras" est le 11ème commandement de notre société. Ma toute fraîche posture de retraité est encore loin de l'échéance. On m'a déplacé de case. On m'a changé le décor. On m'a donné un autre alibi mais toujours en espérant que je ne comprenne pas trop le sens de la farce. Mon problème est justement de réfléchir, de chercher le sens, de croire qu'il y a une solution, de ne pas vouloir me contenter de regarder les autres. Que mon chemin laborieux jusqu'ici ne serve pas de leçon mais qu'au moins l'on sache que cela n'a pas marché avec moi. Qu'il ne faut pas recommencer la même chose. Je ne désespère pas non de faire quelque chose, il est trop tard, mais pour le moins d'être entendu. Que la sincérité de mon récit inspire ceux qui sont en chemin sincère pour qu'ils se posent des questions et réagissent.


W2 Je peux regarder les autres

Mon insertion active dans un rythme où l'on ne me demande plus d'être actif fait appel à toute l'intelligence humaine. Dans la continuité de ce que j'ai vécu jusqu'ici je ne peux accepter un marché de dupes où je serais - je "paraîtrais" - sans être. En même temps le retrait aussi talentueusement que je puisse le présenter est un arrêt. Je cherche en moi la diversité de sujets, de personnes, d'expériences que j'ai croisées sans avoir le temps de les connaître tant j'étais au moment de ce croisement dans une activité requérant toute mon attention. Il y en a de multiples avec aussi toutes celles pour lesquelles je n'étais pas prêt. Me reviennent en moi tant de visions qui maintenant se sculptent dans un autre temps, avec une profondeur de champ que je voudrais explorer. Je ne pourrais y être un explorateur opérationnel actif mais je ne doute pas de l'actualité de tout ce que je vais découvrir. Ce que j'en ferai est du domaine du hasard de la rencontre qui provoque des réalités de comportements imprévisibles. Je suis prêt à la rencontre avec ces nouveaux autres. Je ferai en sorte que mon retrait de l'économie active soit une opportunité supplémentaire pour élargir mon champ d'appréciation d'une situation. Dès lors que je sais que mon retrait de l'économie n'est pas un faux-fuyant de la société je peux être clair avec moi-même. Je n'ai pas à craindre du devenir du circuit de financement. Outre qu'il participe à un courant intergénérationnel fluide il est vécu sans arrières pensées par ses participants. Le retraité est apprécié comme un élément de la société ayant participé activement et à qui on reconnaît sans fausse pudeur la diminution et l'épuisement des forces physiques. Cette lucidité biologique est meilleure que tous les discours pour faire de part et d'autre le constat simple de la nécessité de remplacement. La clarté de la raison permet dans le même ordre d'idées d'imposer sans complication intellectuelle le passage de relais de l'un qui s'en va à l'autre qui prend sa place. Point de regret ni d'états d'âmes pour s'arrêter sur une transition inéluctable. Notre service à la société a toujours été marqué par l'importance de nos actes et non l'importance de nos personnes. Le passage à l'étape retraite, qui fait office de réel détachement d'un état à un autre, nous offre l'opportunité de tester notre attitude, et de ne pas s'attacher à notre personne. Ce que nous avons fait continue avec d'autres personnes. Je vis l'expérience avec le sens de l'instantané propre à toute chose que l'on fait pour la première fois. Aucune théorie de société à ce stade de la vie, pas plus qu'à tous les stades précédents, ne m'a préparé psychologiquement à la rupture, à la transition. C’eut été contraire à la disponibilité permanente qu'il nous faut avoir pour ce qui advient. C’eut été contre productif en nous procurant à l'avance des larmes et des regrets sur notre sort. A l'occasion de ce grand passage défile devant moi cette dépossession de l'activité en tant qu'emploi de mon temps et cette ré appropriation de l'activité humaine dans un champ où je n'ai plus à m'en préoccuper personnellement et tout le temps. Je comparerai la situation à un enlèvement d'une propriété individuelle dont on me laisserait sans restriction la jouissance. Je peux rester chez moi, dans ma société. Elle me fait confiance pour qu'à côté, sans contribution concrète, je continue de la respecter et de la servir, d'une autre manière. Le choix et la manière ne me sont plus dictés par le devoir immédiat quotidien. Je peux m'élever et regarder de plus haut. Regarder ne me convient pas car il exprime que je pourrais avoir un regard absent. Question de nuances que le concret des choses de la vie ajustera. Je suis fébrile, mais pas anxieux, sur l'intensité que m'apportera cette vie nouvelle. Peut-on vivre sans participer ? L'expérience disponible de ceux qui me précèdent ne m'est pas utile; Comme dans les autres périodes de ma vie ne compte que l'équilibre personnel et ponctuel que je peux me donner et trouver. Quelque forme différente puisse être cette nouvelle vie elle ne peut exister que si elle est mouvement. Je ne peux pas être dans une situation statique de regard sur les autres. Je sais que ne dois plus participer concrètement. Qu'il y a une place physique que je dois absolument laisser ? La nouvelle place est à découvrir. Globalement je pressens le sens de mon chemin ainsi que je, le disais plus haut. Ce sont toutes les phases de la vie sur lesquelles je n'ai pas eu le temps de porter un regard de compréhension, de prise en comte pour ma vie. Le domaine est immense. Mais je ne pense pas que notre société puisse nous permettre de n'être que les touristes de nos regrets, de nos expériences survolées. Je fais l'aveu de ma perplexité à trouver le fil de l'épée sur laquelle je pourrais marcher, entre la participation active interdite et le déconcernement passif qui m'exclurait de la société. Ma perplexité peut être une veillée d'armes, une préparation à l'avènement, à l'évènement. Je suis prêt.


X1 Egocentrisme contre compassion


La vie se retourne sur moi comme une couverture que je tirerai toujours à moi tout en sachant qu'elle appartient à tout le monde. L'isolement social de la "retraite" réduit comme une peau de chagrin le peu de sociabilité que la force des choses m'avaient obligé à avoir. Avant il fallait encore de temps en temps donner des signes de vie. Répondre mensuellement aux contrôles bien légers des systèmes d'assurance chômage, repérer quelques offres d'emploi, vérifier la bonne arrivée du virement bancaire. La retraite égalise tous ces filtres tatillons et vous décrètent une fois pour toutes "pris en charge". Plus besoin de montrer signe de vie. Au fait, que se passera-t-il si je mourais ? Comment arrêteraient-ils ? Pour le moment avec une régularité de métronome les virements bancaires tombent, trimestriellement pour les uns, mensuellement pour les autres. Mais le compte est bon même s'il est insuffisant. Je ressemble à Harpagon s'écriant "ma casette, ma casette". Je n'en éprouve pas un sentiment de propriété. C'est autre chose. C'est un sentiment de protection, de ce que l'on ne pourra pas me voler même si je ne sais pas d'où il vient. Le quotidien ponctionne avec précision mon petit magot : nourriture, aide aux enfants, quelques traites à la traîne, quelques épargnes forcées ont vite fait de me faire revenir à la case vide de départ. Mais la boucle est bouclée, le quotidien est assuré, la vie matérielle n'est pas dure. Et surtout, surtout ce sentiment, dont je ne suis pas fier, d'être enfin à l'abri. Petits ou moyens revenus, petite ou moyennes vie quotidienne. Je devrais être content. A toutes mes contorsions d'hier, lors de ma vie active, s'ajoute aujourd'hui le sentiment du traître qui a fui le champ de bataille. Mon état physique n'a pas encore fait de moi un exclu alors que dehors je regarde mes congénères plus jeunes, ou un peu moins vieux que moi, se battre comme des charognards pour capter un peu de ce gâteau précaire de la société. Alors qu'à moi l'avantage de l'âge me donne l'avantage que l'on m'amène toujours ma part du gâteau, égale. Ce n'est plus de l'assistance c'est de l'entretien passif. La vision des autres devient externe. Comme si je n'appartenais plus au même monde. Je m'en veux d'avoir, et sans doute d'exprimer, ce sentiment d'exclusion. D'autres de mes collègues retraités n'ont pas de scrupules à afficher leurs bonnes chères, leur voyage, leurs croisières qui s'amusent. Ce sont de bons retraités se justifient-ils ; ils font vivre l'économie, et ils l'ont bien mérité. ne cessent-ils de se répéter puisqu'ils célèbrent la festivité de plus en plus longtemps. Je suis un mauvais retraité comme j'ai été du temps de ma période "active" un mauvais associé. Je rechigne à la fonction d'être assisté. Je me pose trop de questions. Peut-être ne sommes-nous disposés, tel un troupeau, qu'à être déplacés de case en pâturage, pour brouter une herbe que nous n'avons pas plantée. Belle image mais littérature quand même. Consomme, me dis-je, et ne te poses pas de questions. A la limite, limite entre vie occupée et vie de retraité, je me demande s'il ne serait pas salutaire pour la société et pour moi que je franchisse de bon cœur le pas. Que je participe à l'inconscience globale. Ce serait concrètement plus utile dans le cycle économique que de me lamenter. J'en prendrai la décision si ne me revenaient en boucle mes sentiments et mes analyses que je ne peux renier sur la société. Je veux bien qu'on aliène économiquement pourvu qu'on me laisse ma liberté de penser. Une vraie liberté qui ne soit pas un exercice en vase clos s'arrêtant à la possibilité d'agir. Je veux encore croire à l'agitation des idées à défaut de la possibilité d'action. Le regard sur les autres, sur la société, sur ce qui se passe dans le monde, sur les montées ou descentes en puissances des civilisations me donnent un vaste horizon de lecture, d'émissions radio ou télé, de discussions et même parfois d'engagement pour aider une cause. Mon intention est réelle de savoir, de me tenir au courant, d'essayer quelque chose. Le peu qui sera fait ainsi sera toujours un plus. Il ne m'appartient pas de réformer le monde mais d'avoir au moins pour lui une compassion qui ne me coûte pas grand chose et qui me situe encore dans un quelque part. Je ne suis pas dupe de ce frottement prudent et douillet. Il faudrait que je me mouille complètement pour leur cause. Trop tard pour moi et mission impossible. Si la vie m'a quand même appris quelque chose c'est que pour agir il faut être à un point mécanique où l'on peut faire levier, pour faire basculer une situation. Le bon sentiment est pervers dans sa capacité de donner bonne conscience sans vous faire prendre le risque de basculer. La société a bien compris ce dilemme et elle sait organiser le marché de la compassion contre celui de l'égocentrisme. Elle nous organise des rassemblements de nos cœurs autour d'une cause bien visible, immanquable, faisant de notre humanité une citoyenneté, faisant de notre charité ancienne trop désuète un acte ludique laïque, républicain et convivial. L'emballement et la manipulation pour la bonne cause y sont évidents, grossiers mais assez téméraires pour en écarter d'avance la critique. Le soufflet médiatique m'en remercie un peu mais s'en auto congratule avant de passer à autre chose. Le jouet de la société se referme une fois de plus sur l'esprit libre. Pour être vrai dans la compassion il doit falloir aller ailleurs dans la recherche des problèmes à solutionner. Je ne doute pas qu'il y ait des causes justes, abordables à ma sincère compassion, à ma réelle envie de me rendre utile. Il faut sortir du système et regarder plus près de soi, dans le particulier et non plus dans la statistique. Trouver le vrai cas humain, pas forcément difficile ou désespéré, qui soit à mon niveau d'assistance. Je ne sais pas faire grand chose mais j'ai envie de faire. Assistance sourire par exemple. Si cela n'existe pas je peux peut-être l'initier. Sourire à l'autre ! En suis-je capable ? N'ai-je pas trop froissé mon regard et mon jugement sur la société pour me recomposer un visage d'accueil à l'autre. Que lui dirai-je ? Quels mots ? Quel espoir un peu sérieux ? Quel programme ? Ecouter le malheur ou le problème de l'autre peut être voyeuriste si je n'ai pas au-delà de l'écoute la volonté et le moyen de faire. A se demander si de nos jours l'assistance n'est pas devenue une affaire de spécialistes, de gens ayant quelque chose à donner. Mon cœur ne suffit pas. Pourtant je veux témoigner de l'hypothèse de vivre autrement que je n'ai vécu. Je veux dire qu'il faut tout au long de sa vie être mobilisé par un projet qui vous requière, qui vous entraîne, qui vous motive, qui vous surpasse. Je veux dire qu'il faut participer à la société et non se laisser assujettir soi-même. Ai-je la trempe pour incarner ce sujet qui désire alors que mes expériences me montrent comme un sujet qui subit ?


X2 Egocentrisme contre compassion


Le fait de rester en jeu égal avec la vie évite le regard sur soi ou sur les autres. Il n'y a pas plus de repli sur soi que de sollicitude artificielle sur les autres. Au quotidien les choses se compliquent pour faire face à l'occupation du temps. Le grand vide du temps est un vaste sujet de notre société qui a créé les loisirs... et la retraite. Trouver sa place juste constitue un challenge que l'on ne peut pas gagner seul. Le temps qui vous est donné ne peut être laissé dans votre seule liberté qui a été habitué jusqu'ici à collaborer avec la liberté des autres. Ma liberté n'est pas un champ assez "libre", paradoxalement, pour que puissent s'y auto organiser des situations complètement autonomes. Je découvre avec cette nouvelle expérience de "retraite" que ma liberté est comme depuis toujours un moyen de penser mon action pour qu'elle corresponde le mieux possible à ma sensibilité, à mes aspirations. C'est une liberté pour faire un plan d'une construction qui elle bien que m'appartenant fera partie d'un environnement extérieur, qu'elle devra respecter. Aujourd’hui à nouveau je dois réfléchir non par calcul mais par souci de bonne insertion dans un ensemble. Le moment de la retraite n'est pas un débridement de l'élément social que je suis depuis ma naissance. Le trajet continue avec des obligations différentes. Je les découvre en effet avec la distance par rapport à l'inconnu, ainsi que je l'imaginais. Les situations m'interpellent moins dans l'urgence où je pouvais autrefois y intervenir. Je les vois venir dans un ordre qui ne m'appartient plus mais que je veux essayer de comprendre. Il m'apparaît avec beaucoup plus de précision la beauté, l'harmonie des choses. Le spectacle du fonctionnement du monde est fascinant par la logique de son déroulement de causes à effets. Les êtres y prennent une importance capitale. Leur observation détachée, sans intention d'éloge ou de critique vaut la meilleure scène de théâtre du monde. Le remarquable est l'origine au niveau de l'individu que recèlent les événements. Même portés à leur paroxysme d'exposition à la face du monde tous les événements m'apparaissent criant d'humanité individuelle. Il y a toujours un homme derrière la moindre chose qui se passe sur terre. Cette nouvelle découverte du monde dont je n'avais pas le temps auparavant ne s'élève pas dans les nuages d'une fuite en avant pour le plaisir intellectuel. J'en ressens des véritables échanges, quasi épidermiques, avec cette réalité dont je fais partie. La formation de ma vie durant et l'esprit de communication - communion qui prévaut dans notre société stimule naturellement le partage du sens de nos vies, même si ici en l'occurrence je vous fais part de découvertes se passant physiquement loin de moi. Les outils médiatiques de l'échange n'ont pas vocation de nous transformer contre notre gré, voire de nous rendre sensible à la misère du monde. Il est de la liberté de chacun de regarder le monde comme il l'entend. Au niveau du regard notre liberté est totale. Aussi est-il humainement très riche de se sentir concerné par des découvertes lointaines simplement parce qu'on y reconnaît des hommes ou l'action du vivant en général. Cette participation au théâtre du monde réjouit en même temps qu'elle ouvre des perspectives plus concrètes de rapprochement par les voyages, par les échanges, les emprunts de culture ou de civilisation. Il s'ouvre de nouvelles fenêtres sur le champ du monde où j'ai envie de participer d'une autre façon. Je me réjouis qu'il s'agisse beaucoup plus d'une curiosité vers l'autre qu'une velléité de transfert de connaissances, de philosophie ou de lumière dont certaines sociétés aiment évangéliser leurs sociétés consœurs qu'elles imaginent dans le besoin. Pas plus qu'avant ma société ne me donne envie ni prétexte à prêcher. Elle n'a de message que pour elle-même, pour se répéter, par le bon fonctionnement, la voie possible qu'elle s'est ouverte, pour nous tous. La neutralité de notre société s'apprécie encore plus à cet âge de ma retraite car elle continue de mettre à ma disposition des vrais outils d'approche de l'autre. Outils par moi éprouvés à force de l'expérience mais qui garde intacte leur exacte droiture pour ne pas m'influencer, pour débroussailler moi seul les terrains de la connaissance. J'en éprouve une 'émotion juvénile, une nouvelle jeunesse même pas conditionnée par une évidente expérience. Les découvertes ne se répètent pas selon les mêmes processus. Je n'y ai pas le même rôle, je n'en ai pas les mêmes réflexes, je n'éprouve aucun souvenir me faisant comparer. La nouveauté s'empare de moi. J'existe autrement. Je reconnais bien sur encore mes contemporains mais dans une logique moins industrieuse, moins fourmi dans la fourmilière. Mes sentiments sont à vifs. L'inactivité officielle ne les a pas émoussés. Ils sont prêts pour de nouvelles sensations.


Y1 Je sors du système

La société me pousse dehors. Elle me fait comprendre l'embarras de ma présence, l'inutilité de mes propos, le frein que constituent mes attitudes de réaction, le coût de mon entretien. Mon résumé est brutal parce que je le ressens dans mes sentiments brutalement. Officiellement je peux encore me promener dehors. Peut-être est-ce ma sensibilité comme toujours exacerbée qui entend plus qu'un autre les sarcasmes. L'origine du mal provient de la méprise de cette situation de retraite et de vieillesse qui arrive. La société démocratique dans ses fondements et prémices avaient jugé humainement reconnaissant et peu engageant de donner à ses vieux un petit temps de remerciement et de plaisir. Au moment où cette généreuse décision fut prise nous devions en effet "être vieux" lorsque nous partions en retraite, et encore quand nous y parvenions car bon nombre mourrait avant cette obtention de la retraite. Les accédants à cette retraite n'étaient donc qu'une partie de la population, avec une espérance de vie pendant cette retraite relativement courte. La générosité et les égards de la société pour ses vieux étaient par conséquent un geste mesuré. Financièrement, socialement le phénomène "retraités" restait à la marge de l'ensemble de la société. Le coût bien sur mais la condescendance sociale n'avait pas le caractère envahissant qu'elle prend aujourd'hui. Concrètement je ressens que les faveurs dont je jouis en tant que retraité sont vécues comme des privilèges arbitraires par le reste de la population. Ma carte senior qui me fait voyager un tiers moins cher, la place assise que l'on doit me donner, les tarifs préférentiels d'assurance, les crédits faciles gagés sur une pension de retraite sûre, le poids statistique dans la représentation électorale, la priorité donnée à notre sécurité, le conservatisme que nous incarnons... la liste est longue, que dis-je immense. Toutes ces faveurs forment un rempart protectif qui nous abrite matériellement mais nous enferme moralement. Tous ces passe-droits sont des messages au reste de la société pour leur dire "nous ne sommes plus avec vous". Aussi mon sentiment de départ d'être isolé est ici tout à fait réel, justifié. Je suis rejeté mais je reste un humain être vivant dont le physique et le mental restent assez svelte pour s'immiscer dans la société, pour réclamer un peu mais pas trop fort afin quand même de ne pas sombrer dans le ridicule du nanti qui en veut encore plus. Je n'oublie pas que je suis plus à l'aise aujourd'hui financièrement que je ne l'étais hier. Ou plutôt, je suis enfin à l'aise, alors que je ne l'avais jamais été. Les rattrapages et requalifications administratives de toutes sortes sont parvenus à blanchir le cours de ma vie professionnelle chaotique pour en sortir une vie de retraite limpide. Je ne suis donc pas de ceux qui ici réclameront toujours plus. Je prie seulement "pour que cela dure". Ce qui me ramène à ce fossé moral et financier, de laborieux en cours d'activité contre nantis sauvés par le gong de leur 60 ans ! C'est là que se situe le phénomène de rejet plus ou moins accentué selon le climat familial et la manière passive ou active dont on vit ce privilège. Personnellement comme toujours je ne choisi pas, je n'arrive pas à choisir. Content de ce que j'ai, cette fameuse quiétude, j'adapte le profil bas de l'acceptation de la situation avec l'obligation qu'elle me donne quand même de voir ce qui se passe de l'autre côté du fossé. Je ne me sens pas apte à rentrer dans la résolution des problèmes des autres mais je ne peux pas ne pas répondre lorsque je suis sollicité. Il faut aider les fins de mois de nos enfants, se porter garant pour leurs crédits, récupérer ponctuellement et quelquefois plus longtemps leurs enfants lorsqu'il y a de l'orage dans leur couple. J'allais dire dans leur ménage. Quel mot désuet aujourd'hui tant les êtres s'unissent pour le meilleur mais pas pour régler des contingences ménagères ! Digression, en effet, mais témoignage de mon incompréhension de la manière de vivre "des jeunes". De mon temps..., "de mon temps" l'amour pour ce meilleur ne me semblait pas différent mais une conscience du vivre ensemble nous prévenait en temps. C'est d'ailleurs un des seuls bons souvenirs de cette vie. Celui de l'essai de vivre ensemble et d'y arriver parfois pour que le couple apparaisse comme une tierce personne que l'on avait réussir à bâtir. Ce souvenir qui me revient tombe d'ailleurs fort à propos dans l'inventaire de cohabitation mal vécue que les générations en dessous font aux retraités. Je crois qu'ils me reprochent aussi cette stabilité relationnelle, relative mais extérieurement réelle, du Monsieur et Madame, que je constitue avec ma femme. Maintenant on dit d'ailleurs "ma compagne" tant on craint la précarité de la relation ; alors que "ma" femme inscrivait dans le marbre une propriété à jamais. J'exprime en vrac mes maux de société mais avec franchise et clairvoyance de ne vous citer que ce qui existe, de près ou de loin dans votre société, vous aussi. Vous en prenez moins garde que moi qui aime se raconter ses vicissitudes et en trouver des explications. Encore plus maintenant, paradoxalement, parce que j'ai réellement du temps libre pour rechercher et étaler le pourquoi des choses. La mise à l'écart du retraité n'est pas encore une mise au rebus. Elle permet d'y croire encore un peu ; d'être nécessaire encore un peu, dans un but d'aide logistique mais certainement pas dans une vocation de passage de valeurs. Sans pessimisme ni regard misérabiliste sur moi je me demande vraiment ce que mes enfants ou les générations suivantes pourront trouver de bien pour eux, à imiter ou à continuer ? Nos actes ont été tellement désordonnés de logique humaine qu'ils ne pourront même pas en faire l'inverse. Des matériaux épars peut-être, disséminés, désincarnés d'un esprit pour l'homme. Car la seule certitude pour le futur est qu'il s'agira toujours de s'occuper des hommes. Au contraire d'aujourd'hui où, revenant à mon étape de retraité que l'on pousse doucement en dehors du système, ce n'est pas de l'homme dont on s'est préoccupé pendant les années qui m'ont mené jusqu'ici. La société s'est préoccupée d'elle-même, de son organisation, de son autonomie par rapport à l'homme. Elle a pris l'homme comme un être libre mais qui n'y arrivera jamais tout seul. La société a bâti autour du concept de la liberté individuelle un système de socialisation obligatoire dure dans la forme mais souple dans l'application personnelle que l'on peut en faire. Elle a donné la liberté à l'égoïsme de l'homme en le pondérant de règles humanistes mais facultatives au nom même de la fameuse liberté. Le temps de la retraite n'est pas pour moi celui de la retraite des idées. Se ressaisira-t-on un jour ? Quelques hommes ou groupes pourtant bien intelligents se saisiront-ils de ces réflexions partagées puisque de partout arrivent les cris du déclin, du choc des civilisations. Le problème n'est pas qu'économique ou culturel. Il est dans nos têtes, là où il est le plus dur à admettre parce que c'est notre problème, pas celui d'un autre.



Y2 Je sors du système


J'entre dans un nouvel espace où la responsabilité sociale change de dimension. Les éléments qui m'environnent s'étirent dans des formes, des volumes, des proportions que je ne percevais pas auparavant. Le film de la vie ne change pas fondamentalement mais ma position de spectateur / acteur de même que le relief de l'écran change. Les objets, les êtres les éléments me semblent plus ramassés sur leurs fondements, moins en mouvement. Je voudrais pouvoir bien me faire comprendre et décrire une véritable nouvelle réalité et non un simple angle de perspective. Sérénité ne me convient pas comme le bon qualifiant de cette situation. L'usage qualificatif de sérénissime est trop poncif, trop au-dessus de la mêlée. Alors que l'espèce de sérénité dont je vous parle est une paisibilité sereine, qui n'enlève rien à la mobilité de mon esprit, qui ne fige rien dans le spectacle du monde ; mais qui exhalte une joie du monde se voyant sans fioritures mais dans son simple état d'accomplissement. C'est la vision d'un édifice en train de se continuer à se construire dont on se dit que l'on a bien fait de penser et de prévoir tel détail. La vie active me sollicite concrètement beaucoup moins Mon action y est beaucoup moins matérielle. La nouvelle condition "retraité" est un véritable retrait qui me déplace dans un champ de dialogue avec le monde. C'est comme si la vie active m'avait doté d'un certain outillage, d'un savoir-faire, me permettant d'aborder des situations inédites. Il peut s'agir de rencontre avec les éléments de la nature, avec les cultures et les civilisations. Mais le plus innovant et riche est la redécouverte du très proche de soi. Tout ce que l'on a côtoyé respectueusement mais quand même rapidement dans la vie courante prend maintenant une pondération, un poids, une signification. Ce qui passait vite semble s'arrêter devant moi ou du moins ralentir pour me faire signe de les bien regarder. Comme si la vie qui inexorablement s'en va de moi se rappelait son scénario à mes yeux. C'est une sensation très fine car il ne s'agit que des choses du réel dans lesquelles je vois des sens qui ne m'avaient pas échappé avant mais qui n'existe que maintenant par rapport à la disponibilité que j'ai de dialoguer avec elles. Je crois que ce qui nous entoure n'a pas la même signification pour tout le monde ni à tous les instants. Je vis dans un instantané qui n'avait pas encore existé et qui ne se reproduira pas tel que. Je comprends dès lors ce que le "maintenant seulement" m'apporte, ce qu'il a d'urgence instantanée à être captée par mes sens que j'ai gardé disponibles pour cette mission essentielle de notre condition humaine : l'accueil de notre réalité extérieure, hommes, élements, événements. Il n'y a dans cette posture d'accueil à l'échange qu'une continuation de la vie que j'ai toujours eue. Mais il s'y est introduit cette sérénité active qui permet de mieux voir, de mieux peser. Le poids n'est pas d'ordre quantitatif pour surcharger un état de béatitude. C'est une gravité, au sens de "centre" de gravité" qui m'indique mieux le circuit de la motivation et de l'action humaine : d'où vient-elle, où va-t-elle, par où passe-t-elle ? Autrefois la nécessité de l'action dans la société mobilisait mon enthousiaste et mettait en marche mes efforts et mon intelligence. Le temps était à l'action bien réfléchie mais se voulant d'abord acte concret pour faire avancer le projet commun. Aujourd’hui la même action, par d'autres très bien entreprise et réalisée, me dévoile ses arrières plans, ses décors, ses grandeurs et ses déceptions. L'action est encore plus humaine même si son champ est purement matériel. J'y repère les similitudes des caractéristiques humaines, les bonnes recettes, les mauvais plans, la force des actes justes. Quelquefois avec le regret d'avoir l'impression de savoir maintenant alors que j'étais démuni de ce savoir pendant l'action, quand j'y étais. Regret fugace car il ne correspond pas à l'idée que je me fais de la réflexion qui n'a pour moi de valeur que dans l'instantané de l'action en cours. Cela voudrait-il dire que ce regard serein sur la réalité dont on est plus ne sert à rien ? L'expérience de la retraite me le dira. Je m'installe, avec délectation, dans cette vision panoramique. Il est trop tôt pour craindre que je n'en sois pour finir que spectateur ravi. Je ne le crois pas. Car il se crée des passerelles générationnelles véhiculant des services qui ne sont plus concrètement matériels. Je pense construire, à nouveau, une capacité de mise à disposition d'autrui ce dont elle pensera utile de venir me demander. L'excellence de mon exercice résidera dans sa caractéristique à être disponible sans demander de retour, à outiller sans projeter le but. Vaste chantier dont je me borne à entretenir de manière réellement désintéressée la maintenance, où tous les matériaux du monde peuvent cohabiter, où toutes les solutions humaines peuvent s'essayer. Je sors du système pour permettre aux autres d'y entrer et de se servir.


Z1 Je déraille

Vivre c'est quand même encore tenir debout. Les brancards qui se proposent autour de moi ne me conviennent pas. Cela commence petit à petit. Des espaces seniors, des téléphones à grosses touches, le retour des couches, les sorties organisées où l'animateur me parle comme si j'étais un bébé, l'infirmière qui vient à la maison alors que je ne l'ai jamais demandée, l'assistante ménagère comme si je ne savais plus où sont mes casseroles. Je suis cerné sans pouvoir m'échapper. Je suis quand même chez moi. On me tient la main mais c'est quand même mon stylo qui signe les chèques. Encore qu'il n'y a plus grand chose à payer soi-même. Ma carte "longue vie" obligatoire, comme la vie longue que je vais devoir encore subir, m'a été gratuitement assénée. Avec elle je suis assuré de partout. Un faux pas et le bipeur que l'on m'a inséré déclenche la chaîne de l'assistance. Pourtant je n'ai rien demandé. Tout s'est passé subrepticement. On passe de la vigilance normale de soi-même à la mise sous couveuse de toutes sortes. On n'ose pas encore me parler de mise sous tutelle, liberté oblige. Mais le climat coercitif autour de moi est bien là. Il y a du bon à se laisser vivre et cajoler. Que ne l'ai-je pas désiré dans mes années galères ! Mais dorénavant l'embrigadement est total. Il ne souffre d'aucun défaut que pourrait lui reprocher une société exacerbée dans ses droits, qui déclenche immédiatement une batterie d'avocats et d'opinion publique, dès que la machine de l'assistance a une ratée. Je vis en risque zéro. Comme les produits manufacturés ma vieillesse doit être un zéro défaut garanti. Tout est prétexte à ne me faire prendre aucun risque. Ce qui me reste de fantaisie en est bridée. Je sors doucement du champ affectif de mon entourage. On ne me parle que de ma santé, des risques que je ne dois pas prendre, que l'on m'interdit de prendre. On me confie à des spécialistes diplômés du troisième âge. De la technique, pas d'affection. Ce serait dangereux d'avoir avoir moi un rapport affectif, qui ferait pleurer les jeunes de ne plus s'occuper eux-mêmes de moi, qui ferait pleurer les vieux de ne plus être jeunes. La société traite ses vieux avec la spécialisation et l'automatisme qu'elle a déjà introduit dans le reste de ses mécanismes : du rendement, pas de risque, un rapport qualité-prix. La description que je vous fais est postérieure au choc émotionnel que vous éprouvez lorsque vous comprenez pour la première fois ce qui vous arrive. J'ai réellement vu le jour et l'heure où l'on m'a sciemment poussé hors des rails. C'est un choc. Comme si on venait vous reprendre votre permis de conduire parce que vos points de vie normale seraient épuisés ! Et l'on ne peut rien dire à ce moment là. Parce que çà arrive au moment où la situation physique ou matérielle oblige à une décision rapide que l'on prend pour vous. Il faut monter tout de suite dans le train de la vie suivante. Que dire quand en effet on n'a plus toutes les facultés pour conduire encore tout seul ? On se laisse faire, on espère le provisoire, on n'ose pas croire à la manœuvre hypocrite. Pourtant immédiatement le masque tombe et le spectacle devant moi devient celui du déni de moi. Quel que soit le suivi qu'ait été ma vie jusqu'ici je manœuvrai dans la société, je recevais ses subventions ou assistances, je profitais de ses largesses, je trichais grâce à son laxisme ; je combinais... mais c'était moi qui combinait, piteusement souvent, avec brio parfois ; moi qui me réchauffait le cœur quelquefois, mais c'était moi. La part de mes sentiments n'avait jamais été formellement touchée par les agressions de la société. Je pouvais refaire le monde, mettre en scène mes chimères, me battre contre les moulins. Même sans espoir de vaincre je répétais fièrement qu'il n'était pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. J'ai toujours été riche de ce genre de devises réversibles à souhait qui permet de se justifier d'exister sans faire. Tant que l'on m'a donné le simulacre d'une vie active je pouvais me promettre que le grand jour était pour demain. Le retard que je prenais ne me préoccupait même pas tant j'avais l'impression d'accumuler de si nombreuses preuves de la nécessité d'agir. Mon dossier d'instruction à charge contre la société s'étayait de jour en jour. Vraiment. J'ai des faits, des témoignages, des expertises du dysfonctionnement tragique de ma société. J'allais le dire, j'allais y aller de mon "j'accuse" implacable. Je prétextais le temps qu'il fallait me donner pour peaufiner mon dossier, ma plaidoirie. J'oubliai la confrontation avec moi-même, celle qui m'aurait forcé à sortir de ma frilosité pour enfin rentrer dans l'action, celle du dénoncement de notre société puisque telle est ma marotte. Pourquoi pas ? Le marché existe. Il n'y a jamais eu autant de mécontents qu'aujourd’hui. Marchand de raisons de se plaindre est un métier comme un autre. Certains l'exercent sous diverses appellations personnelles, institutionnelles ou religieuses. Bref, j'étais presque prêt. Mais sans doute la bonne conscience de mes sentiments que je veux toujours garder pure m'a empêché de franchir le pas. Je ne pouvais pas être un marchand du temple. Ou du moins pas comme ceux qui grouillent dans la société. J'ai donc une fois de plus reculé, pour mieux sauter disais-je, sans prendre conscience que le temps qui passe allait m'enlever le dernier tapis pour rebondir. La retraite n'est plus le temps de l'action. Il faut s'y distraire et consommer beaucoup. Mais surtout pas, surtout plus, venir souffler les braises de la contestation. Je suis payé pour somnoler en risque zéro pour moi mais aussi pour les autres. Je suis prié de ne pas interférer dans la partie active en cours, déjà si compliquée avant que je ne m'en mêle. Reste la solution de délivrer mon message révolutionnaire à mes petits enfants ; Mais mes enfants, les mains dans le cambouilis de la vie, ils ne veulent rien entendre. De l'argent, du support logistique mais surtout pas d'idées. "D'ailleurs, papa, çà te fatigue tes idées, arrête de penser, à quoi çà te sert, à quoi çà t'a servi, tu aurais mieux fait de faire çà ou çà plutôt que de parler, parler" Je suis prié de rentrer une fois pour toutes mes idées au vestiaire, de les remettre dans le container de tri sélectif entre le verre plat, les vieux cartons et les vieux vêtements. J'en ferai bien un feu de joie dans mon jardin mais c'est interdit désormais. Risque zéro vous dis-je. Elles ne partiront même pas en fumées. Elles seront désintégrées dans le grand incinérateur. Trêve d'images symboliques pour alimenter ma poésie nostalgique qui n'amuse que moi. Oust, mes idées. Il faut mettre le pyjama pour la longue nuit qui s'annonce. Je ne dormirai pas tout de suite car le souvenir de mes sentiments me hante et m'empêche d'envisager le long sommeil. Qu'importe à la société mon énième mauvaise humeur. Elle a tout prévu. Le long séjour va pouvoir commencer.


Z2 Je déraille


Les mots du vocabulaire habituel décrivant l'évolution de l'homme ne correspondent pas à une progression inhabituelle de cet Homme. Vérité de La Palisse. Oui, mais il faut le souligner puisque je suis dans le récit de ma propre existence. La proposition de sortie de rail, de déraillement, n'est pas appropriée au changement de voie, changement de rail si vous voulez. Les forces mécaniques de mon individu n'étant plus les mêmes je dois en effet me construire un autre genre, un autre rythme de vie. Le passage ne me semble pas forcé ni par d'autres, ni par moi. C'est la même fluidité que celle qui m'a fait passer à travers toutes les étapes précédentes de la vie qui m'incitent aujourd'hui à la nouvelle métamorphose. Je peine, question de vocabulaire courant disponible, à trouver des mots qui ne soient pas "restrictifs". Je ne réduis pas mon train de vie, je ne diminue pas mes activités, je ne rentre pas aux abris ni en hibernation. Je mute ; je suis un mutant vers une autre forme de présence avec mes contemporains, avec les éléments de l'univers. La découverte est devant moi aussi je ne peux pas encore vous la décrire. Je ne peux parler que du chemin en cours et de l'état d'esprit de celui qui y chemine. La société a fait en sorte que notre sortie des rails actifs ne débouche pas sur une morne plaine ou une gare sans destination. Rien ne nous est indiqué comme obligatoire mais des options s'offrent à notre regard sur le monde. Le travail, le loisir, la science, la frivolité, la culture, le divertissement nous postent leur signal d'existence. Nous pouvons y aller à notre convenance : activement mais sans plus de responsabilité ou au contraire légèrement mais y mettant du respect. Notre place y est libre comme une contribution volontaire à laquelle rien ne nous oblige mais que nos devons faire sérieusement par égard à ceux qui y travaillent pour de vrai. Ainsi est évité le risque de confrontation de deux intérêts qui pourraient se montrer différents et finir par ne plus se comprendre. Le monde continue de nous appartenir à tous mais nous devons laisser le soin de l'entretien actif aux générations en activité. Le retrait prend ici toute sa valeur sans être entaché d'une restriction démobilisante. Une société qui vous aide à évoluer du rôle d'acteur à celui de spectateur actif vous démontre la continuité de sa confiance, la nécessité qu'elle fait de votre présence. Vous n'êtes pas une charge mais un état d'être. Il ne s'est pas produit une rupture dans l'échange des sentiments que je porte, que l'on me porte. Mon utilité pratique dans la société n'est plus la même sans que je n'en prenne ombrage. Je passe à autre chose sans m'en rendre compte. Je ne suis plus le point de passage obligé que j'avais dans ma phase active. Je suis un point de rencontre aléatoire, facultatif dont la fréquentation gratuite témoigne de l'intérêt purement personnel. Je deviens acteur d'un autre champ d'influence, encore plus affectif. Il faut pourtant y continuer à construire sa vigilance du monde, sa méfiance de son auto satisfaction. Sans obligation d'action les sens se relâchent et peuvent avoir tendance à se regarder trop bien vivre. Il n'y y aurait pas de mal en soi étant libre d'évoluer comme je le veux. Mais il y aurait décrochage avec la réalité de l'activité confrontée à la résolution de vrais problèmes alors que je déraillerai vers une auto congratulation. Il est plus difficile qu'on ne le pense de gérer l'aisance de son comportement car nous sommes de nous-mêmes de sacrés ennemis, de sacrés profiteurs des situations favorables. Mais l'élan est donné depuis notre naissance pour une vie se construisant sur le respect de l'autre. Après le temps de l'effort concret celui de l'état d'être actif, mais en retrait, est une continuité dont je ne songe pas à me soustraire. Quelle que soit la liberté dans laquelle sont demeurés intacts mes sentiments je ne vois pas d'autres pistes de vie que celle de continuer l'entrelacement de nos destinées. La méthode nous réussit si bien, à tous, à moi, aux autres, sans laissés pour compte. Je dois poursuivre activement le respect et l'anticipation du plaisir de l'autre. Sans autres moyens que le témoignage convaincant du bien aller de ma propre vie, à la condition que je sache la poursuivre ainsi, pour que l'exemplarité en soit vivante et non théorique. La retraite n'emprunte pas un long fleuve tranquille définitivement à l'abri des courants. On nous demande continuer à être le fleuve, à en alimenter des courants maîtrisés pour que les bateaux rapides et jeunes continuent le parcours.


AA1 On me range du système

Un retournement financier favorable me permet de pouvoir organiser chez moi les soins de mon corps et mon esprit. Ces murs aussi restreints, aussi resserré sur moi puisque je ne sors plus, sont quand même à moi. C'est la cellule d'autoprotection où je suis assuré de pouvoir encore me mouvoir. Il faut se faire à de plus en plus de compromis me rendant dépendant par rapport à cette vie domestique. Manger, dormir, se soigner requièrent une répétitivité que ma vieillesse a tendance à oublier. Je pense d'ailleurs, sérieusement, que ce serait bien que l'on me laisse oublier, que l'on me laisse m'oublier. Qu'importe de ne plus manger, dormir, se soigner lorsque l'on n'a plus rien à faire, à dire ; lorsque personne ne vous attend. Je voudrais sérieusement que l'on ne me force pas à des attitudes répétitives de survie que je ne désire pas. Mais me dit-on, ce n'est pas vrai, je serai bien malheureux de partir comme cela, tout le monde m'aime, et moi aussi parait-il j'aime tellement mes enfants et petits enfants. Que ne m'a-t-on pas dit plus tôt ce florilège de mots doux ? A les entendre je suis le prototype de l'homme parfait et heureux, avec lui, avec les autres. Non, papa, que ferait-on sans toit. A ce sujet, pour revenir à des choses concrètes et bassement matérielles subsistent quelques restes de vie administrative qui demeurent nommément de ma compétence ; mais je m'apperçois que c'est de plus en plus souvent les autres qui me présentent des papiers à signer. Doux moment fugace où je 'aperçois que ce sont les autres qui à ce moment là ont absolument besoin de moi... non, de ma signature... qu'ils ne peuvent par décence forcer. Je vois leurs regards inquiets qui se défaussent dans un le ton doucereux de leur parole, comme s'ils voulaient mettre de l'huile pour que le stylo ne me fasse pas mal aux doigts et que l'encre ne s'accroche pas dans le précieux papier. Là je les tiens quelques instants, je pourrais leur demander la lune ; mais ce ne serait qu'un jeu méchant et cynique. Je ne le suis pas. Mais au fait, qu'ai-je donc signé pour que soudain leurs visages se décrispent ? Sans liaison de cause à effet arrive pourtant quelques mois plus tard un concours de circonstance où ma fille débordée m'annonce que je vais aller quelques jours dans un "hôtel" pas très loin à côté le temps pour elle et ses frères et sœurs de "trouver une solution". Il n'y a pas urgence mais quelques faits mineurs ont ces derniers temps bousculé ma vie et celle de mes proches. Incidents de santé, fracture, immobilisation, dépendance accrue pour lesquels la meilleure organisation de gardes, infirmières, système d'alarme à domicile ont quelque fois des ratées. Une accumulation de petits problèmes forme un grand problème qui provoque la grande décision. Personnellement je me serai bien laisser couler comme le bateau qui s'arrête doucement. Mais j'ai dû certainement inconsciemment signer quelque chose qui fait que je ne suis plus le capitaine de mon navire. Je n'ai peut-être pas signé, cela m'étonnerait quand même, mais une fois de plus je ne sais pas imprimer ma volonté, je ne sais pas m'organiser pour marquer la limite de mon territoire sur lequel il ne faut pas empiéter. Je laisse les autres m'envahir de leur assistance matérielle, comme depuis ma naissance. Alors que j'ai dans le corps et l'esprit, encore si je voulais, la possibilité de me débrouiller. C'est vous dire que je crois qu'à moitié à cette histoire d'hôtel quelques jours. Mais que faire. Je ne sais pas encore que je pars au mouroir. Je ne vous raconte que ma vie dont la suite ne m'est pas encore connue. Je ne veux pas faire de procès d'intention à mes enfants. Que ferais-je à leur place ? Je ne parle pas et seul mon visage exprime les sentiments de refermement qui s'ébrouent en moi. On dirait que mes sentiments pensent même avant mon esprit rationnel qui lui aurait tendance à se faire une raison matérielle de la nécessité des décisions qui se trament. Mes sentiments démontent lentement les petits décors du spectacle de ma vie. Ils savent eux qu'ils quittent les détails de la vie quotidienne, les objets, les habitudes, les sons, les odeurs les paysages de leur chez moi interne et externe. Ils me font monter en moi une bouillante nostalgie qui s'arrête à l'expression par les mots ou le comportement. Seules la couleur de la peau, les plissures du visage émettent ce râle de l'homme blessé, comme dans les films animaliers où la bête, prise dans le filet qui se referme alors qu'elle voit encore à travers les mailles la vitalité de la forêt, pousse son dernier cri d'être libre. L'homme de notre société ne pousse pas de cri. On lui explique que c'est pour son bien. Au besoin on me donne un calmant préventif, non pas pour que je voie rien mais pour que je souffre le moins. Quelle prévention pour autant sincère, je n'en doute pas. Mais toujours cette sollicitude de la société frileuse d'elle-même qui refuse de parler d'homme à homme avec les siens. C'est comme cela depuis le début avec moi. On ne pense pas que je puisse entendre des choses réalistes ; on devance mon éventuelle peur de cette réalité ; on en organise l'esquive. Une fois de plus je ne suis pas l'acteur de ce passage. Je vais y arriver porté par les autres au lieu de m'y transporter moi-même. L'arrivée me rappelle en esprit seulement le pensionnat. Mais très fortement relooké soixante ans plus tard. La société si elle ne s'est pas s'occupé du cœur des gens sait faire sourire les murs. Jardin, patio, petits salons, fauteuils confortables, salle de musique, de multimédia, de danse, véranda, moquette, musique d'ambiance. Tout y est pour combler le moindre interstice de mon éventuel perplexité. D'ailleurs on me le dit, on me brandit le suprême argument, que franchement, ici, matériellement précise-t--on quand même avec une prudente pudeur, "je ne manquerai de rien". Je suis interpellé pour passer en revue tous ces détails que la société a mis en place pour moi. Et je dois acquiescer sur-le-champ que je vais bien m'y amuser, que j'ai même de la chance, que c'est mieux qu'à la maison. Je trouve la démonstration trop démesurée pour un simple séjour à l'hôtel de quelques jours. Là mes enfants, vous en faites de trop. Mais que vais-je leur dire qu'ils me jouent la comédie et que je n'en suis pas dupe. Je ne veux pas gâcher leur plaisir ou plutôt troubler leur tristesse car quand même ils ne doivent pas être si idiots pour croire à leur comédie. Je veux, c'est un comble, respecter leur démarche qui doit quand même quelque part les torturer. Je les sens quand même gênés. Leurs regards se croisent dubitatifs après avoir rencontré les visages variés des habitants de l'hôtel. Ces mentons édentés, ces jambes craquelées, ces chaises roulantes parquées en troupeau, ces regards dans le vide qui instinctivement sont quand même tournés vers la porte d'une impossible sortie leur glacent le sang. Moi je ne veux pas regarder cela. Je ne suis pas avec moi. On m'a transporté. Je suis ailleurs. Mes sentiments me portent dans un état de non pensée. Ah, si mes sentiments pouvaient me commander le corps et l'esprit pour m'emmener définitivement au-dessus de tout cela.


AA2 On me range du système


Je suis une fois encore en admiration devant notre organisation de société qui fait prendre ses décisions par ses membres. Petit à petit mon corps et mon esprit n'ont plus les sollicitations qui les rendaient toujours actifs. Le calme qui se répand autour de moi vient de ma perception progressivement différente de la réalité. La description en est difficile mais je veux faire encore cet effort tant je trouve cette sensation unique. Apparemment tout est pareil autour de moi. Du bruit des voitures à la couleur du ciel je ne suis ni sourd ni aveugle pour ne pas les saisir ; mais leur message va à mes sens comme s'ils empruntaient un autre chemin. Je ne suis plus dans le pourquoi ni dans le comment ni dans le "qu'est-ce que je fais de cette situation". La perception est là bien réelle mais elle ne m'affecte pas comme avant. Ce n'est ni mieux, ni moins bien, c'est différent. J'aurais un peu tendance à sacraliser toutes ces choses en les plaçant dans un existant beau et grand. Va pour le ciel bleu mais le bruit des voitures pourrait m'épargner. Ma vieillesse m'incline à une tendance d'éternité active des choses. Je n'y agis plus donc je ne les touche plus et les place dans un distant respect. A tout prendre je suis plutôt heureux de cette inclinaison de mon regard sur les choses, regard que je découvre. Le risque était fort que mis en touche de l'activité j'en ressente un regret devenant critique ou aigreur. Il n'en est rien. D'aucuns à l'extérieur appelleraient cela de la béatitude, voire de l'hébétude. J'en préviens mon entourage pour qu'ils ne s'inquiètent pas de mes élucubrations. Après tout la retraite, la vieillesse, ne pourrait-t-elle pas être cet état plus vaporeux qui vous fait voir la réalité avec le détachement de celui qui n'a plus à agir concrètement. Je m'en vais doucement au-dessus des choses mais ma vue reste bonne. Les hommes qui me suivent m'apparaissent comme des extensions sans fin de l'élément que j'étais. Il s'est installé en moi une réalité bien claire que je n'étais plus dans le magma actif. Les ponts s'en sont démontés progressivement sans que je me rende compte qu'il y ait eu réellement un dernier bateau. D'ailleurs rien ne m'interdit d'aller rejeter un coup d’œil sur l'autre rive. J'en ai l'acuité intellectuelle et physique mais je ne ressens rien à y faire. Le contentement de l'autre côté a son grand lot d'intérêt parce que ce que j'ai quitté était le particulier de ma vie active, ce que je pouvais techniquement embraser avec ma seule personne. Alors que maintenant je vois certes de plus loin la ligne d'horizon panoramique de toutes ces vies qui se mêlent, qui travaillent, qui essaient l'harmonie. Je peux me réimaginer comme une pointe sur cette ligne, essayant de bien faire tandis que je vois clairement, pour la premières fois les autres petits points de tant d'autres vies. Je ne doutais pas de leur existence ni de leurs actes conjugués complémentaires et solidaires, mais je ne pouvais les voir, je ne pouvais que les croire. La confiance en eux me permettait de renouveler et de nourrir ma confiance en moi. Maintenant, vu d'ici, je comprends mieux ces forces qui s'additionnent et forment une chaîne d'action et de soutien. Je précise que la vision que je vous explique est bien une réalité. Je ne suis pas mort. Je ne vous parle pas depuis une autre rive, de l'au-delà. Je suis bien sur cette terre et avec vous. Vous le verrez un jour vous-même comme je vous vois aujourd'hui, humanité en marche. Pour prévenir l'incompréhension que mes visions pourraient susciter dans mon entourage je m'efforce à refreiner mon enthousiasme ou du moins d'en parler en termes clairs. Mais comment expliquer aux autres ce que l'on voit d'eux. Mieux vaut continuer à témoigner de son enthousiasme de la vie et laisser aux autres que l'on voudrait convaincre le plaisir de faire leur propre découverte, en temps voulu, comme c'est mon cas aujourd'hui. Le processus de nous laisser découvrir les choses au fur et à mesure de leur émergence dans notre réalité est le phénomène que je voudrai retenir de la vie, du moins de la vie que je vis. Car la découverte par soi-même ouvre immédiatement la conscience des moyens dont on n'a besoin et des efforts qu'il faudra y faire. Aujourd’hui encore je ne fais pas n'importe quoi de mes nouvelles découvertes. Elles m'ouvrent de nouveaux champs de vision où je dois agir pour comprendre, pour ne pas régir, pour ne va envahir l'autre. C'est encore de l'action


AB1 Je tarde à partir

Plus rien ne bouge autour de moi. Même l'aiguille de la pendule reste à la même position. Les visages sont fripés à jamais. Les regards vont de vide en vide. Pourtant il me semble que je suis encore en vie. On me met devant mon assiette dont le contenu excite quand même encore quelque chose de mes sens. Il faut manger me répéte-t-on, car sinon ! Sinon quoi ? Je l'ai déjà dit. Je ne demande que cela de tomber avec légèreté dans ce qu'ils appellent leur "sinon". Savent-ils de quoi ils parlent. J'ai l'impression que ce « sinon » ne s'adresse pas à moi mais à eux, à leur peur, à leur hantise de commencer à avoir des regrets ou de se faire reprocher quelque chose. Le personnel "soignant" est gentil malgré cette propension à me parler comme si j'étais un bébé. Sans doute est-ce la lenteur de mes gestes qui ralentit leurs propres attitudes et paroles. Car je ne vois pas en quoi je ressemblerai à un bébé. Moi je ne me vois pas mais les gens que l'on a collés à ma table alors vraiment pas. Je sais que je ne suis plus jeune mais eux alors sont carrément vieux ; dans le regard, les postures qui ne se contrôlent plus, les bavures de leurs gestes. Je n'arrive pas à imaginer que je puisse être comme eux comme je n'arrive pas à comprendre que l'on m'est mis ici. S'il n'y avait pas ma permanente passivité à accepter toutes les situations ma place ne serait vraiment pas ici. Je suis quand même encore ... encore quoi ? Les autres ne me parlent pas peut-être parce qu'ils pensent la même chose que moi. Nous avons pudeur, peut-être, à ne pas étaler notre délabrement qui vu à deux deviendrait un constat. Alors que tout seul je peux me faire les questions et les réponses et me persuader qu'il y a erreur. Ne m'a-t-on pas dit que c'était pour quelques jours ? Je n'ai pas jugé utile de revenir sur la comédie de ces quelques jours. En suis-je à quelques mois, quelques années ? Comment savoir, l'aiguille de l'horloge est toujours à la même place, on mange très tôt, on prend le thé très tôt, on nous remet très tôt au lit bien avant le journal télévisé dont on ne prend même plus la peine d'ouvrir la télévision. Je ne sais pas. Je ne pose pas de questions. Le personnel d'origine étrangère manifeste heureusement une bonne joie de vivre avec ses sourires, ses chansons, ses éclats de rire. Ce n'est pas ma culture mais cela me fait revenir aux jeux simples de quand j'étais tout petit. Le rire et la gentillesse à l'état pur, pour rien. Cela fait du bien. Je préfère ce concret contact humain à celui des compassions organisées. Les distractions forcées, les thés dansants bâclés, les chansons désuètes que je n'ai de toutes façons jamais aimées. Je n'aime pas les colonies de vacances ni les clubs "où tout le monde il est beau et tout le monde s'amuse». S'il vous plait, tout mais pas cela. Laissez moi au moins ma dignité. Oui laissez-moi ma tristesse et ma solitude si vous voulez l'appeler comme cela. Mais pas facile d'échapper au troupeau lorsqu'on l'on est parqué comme des moutons. Il faut subir le bruit ambiant et montrer un peu de bonne figure pour que le groupe ne se retourne pas contre vous. Car il faut encore vivre, c'est à dire non seulement respirer pour soi mais respirer l'air des autres ! Le groupe forme une chape autour de moi qui m'étreint. La pensée que je croyais enfin libre n'arrive pas à trouver son espace. Malgré ce temps qui ne passe pas, malgré le vide des regards et de l'espace nous sommes tout le temps pris par un train-train qui va très lentement mais dont je ne peux descendre. Imaginez, concrètement, que je puisse aller tout seul à la bibliothèque, à la salle de musique, au jardin, ou nulle part pourvu que je sois seul. Immédiatement j'inquiéterai tout le monde. La société ici comme ailleurs a organisé avec raffinement une vie collective, avec à peu près les mêmes solutions pour tous, les mêmes présupposés de nos sentiments et de nos envies. Ne pouvant pénétrer nos réels sentiments, heureusement, l'organisation excelle à préparer le moindre geste de notre vie quotidienne et à en rendre automatique sinon obligatoire son exécution. Je n'ai jamais été moins libre qu'ici, augmenté du fait que maintenant je suis physiquement coincé, je ne peux m'échapper. Seule me reste la vie intérieure des sentiments. Ils n'ont plus comme avant la dureté des constats concrets de l'échec. Ils naviguent entre réalité et rêve, entre personnages fictifs et réels, entre situations vécues et fiction. Doux sentiments qui permettent de se regarder un peu comme quelque chose de bien puisque tout en restant moi-même je peux gommer toutes les mochetés de ma vie. Je n'ai plus à reprocher à quiconque ni surtout à moi-même. Le temps n'est plus à l'action, je ne peux pas bouger, je ne peux rien faire, je ne peux plus rien changer. Je ne refais pas le monde, je l'invente. Je m'y ballade sans peur des coups car je n'ai plus exactement de corps ni d'intérêts matériels. Tout est réglé une fois pour toutes. C'est vrai, sérieusement, dans ce que j'ai dû signer, dans les conditions quasi inconscientes que vous savez, je crois avoir dû autoriser un virement permanent ad vitam éternam - on ne sait jamais, avec l'espérance de vie - pour ce bel hôtel où mon séjour en effet s'éternise. Les virements sortent d'un côté alors que de l'autre un égal - non légèrement supérieur, je fais de la plus value - bref un autre virement alimente mon compte. Je suis en quelque sorte sous perfusion des deux côtés, dans un état éthéré tout prévu. Je me demande par quel phénomène je pourrais maintenant me détériorer davantage. Le corps, l'esprit, semblent avoir atteint le degré limite du bas de la vie humaine minimale. Reste le cycle végétatif qui fait parait-il partie de la vie quand même. On n'y parle plus, on en pense plus, on ne fait plus rien mais l'on est tous les jours nourris, arrosé, mis sous serre, amené aux urgences à la première sortie de cycle normal. On en revient requinqué, prêt à végéter à nouveau, dispo à fêter comme il se doit la prochaine centenaire hebdomadaire à laquelle en me la collant pour l'embrasser on me fera lui souhaiter longue vie ! C'est l'horreur ! Qu'il faut digérer dans le silence. Les visites des proches s'espacent au point de me demander sérieusement s'ils sont toujours en vie, eux qui sont dans le tumulte de l'activité où un accident est si vite arrivé. Alors que moi, comme ils disent, je les enterrais tous ! Comment peut-ton sérieusement faire de l'humour avec des choses pareilles ? Je meurs d'envie de mourir ! Help, help. Quand même quelques visites de temps en temps. Les regrets et les signatures aussi. Il fait bien prévoir me dit-on. Que ferait-on si soudain tu disparaissais ? Bien sur s'empresse-t-on sérieusement - c'est pire - d'ajouter "heureusement, ce n'est pas le cas ; hein que tu nous enterras tous" Ils m'en remettent une couche et me laissent alors qu'il n'est même pas cinq heures dans les mains de l'infirmière qui va me coucher... pour une très longue nuit qui ne sera pas encore la dernière.


AB2 Je tarde à partir


Le temps purement social s'arrête quand il n'a plus obligation de faire. Il se crée une autre forme de temps, étiré, plus mou, moins dense mais encore assez pour me "supporter" physiquement …et moralement peut-être… ce n'est pas à moi de le dire. Ce temps qui ne résonne plus en moi me projette quand même de grandes fresques de l'humanité de plus en plus distante autour de moi. C'est moi qui prends insensiblement mes distances. Je ressens le besoin de ne pas déranger non pas dans l'ordre matériel ce qui serait accessoire et admis. Non, ne pas déranger un cours dont le physique, le psychisme m'éloigne. Je me surprends, c'est la découverte de la vie qui continue, à prendre naturellement, comme par gravité, la tangente par rapport à tous ces sujets de la vie où j'étais jusqu'ici dans le centre. On pourrait croire qu'il s'agit d'une perte de facultés. Ce n'est pas le cas. Mes tests médicaux réguliers m'indiquent un bon pour le service courant. Le fonctionnement n'est pas en cause mais c'est les connections avec le sentiment d'appartenance à une cause. Que je le veuille ou non il y une démobilisation qui me fait perdre l'attitude vigilante. Vous voyez avec l'amplitude panoramique le travail se réaliser sans vous et aussi bien il se déclenche une sage déconnexion qui ne revient plus. Puis petit à petit le regard objectif semble se brouiller car je ne suis plus dans le champ concret de l'activité humaine. Je suis dans la stratosphère du véritable retrait. Pourtant ce n'est pas fini car l'air que j'y respire est bien terrien. L'esprit des hommes est au centre de mes pensées pour m'interpeller sur le sens de la vie. Je parle du sens en tant que direction et non en tant que signification qui me semble ne pas être du domaine de l'homme. La direction que nous avons prise aurait pu être différente. Je sais que d'autres ont pris des voies différentes mais je n'ai pas de l'endroit de ma vie où je me trouve l'opportunité de les voir. Quant à les juger ce serait contraire à l'esprit de notre société à nous qui s'est choisie la concentration sur nos seuls moyens sans références à un extérieur dont nous n'attendons rien. Nous avons donc pris la direction de l’évaluation continue, la liberté rechoisie en permanence. Aucune étape de la vie même si je les ai ici séquencéees n'a eu de moments précis de rupture ou de quitte ou double. La confiance en nous, générée volontairement dans la conception même de notre venue dans ce monde, a été une procédure, excusez mon vocabulaire un peu technique, de bouillonnement non-stop comme si nous avions, nous outil humain disponible, été laissé prudemment et en permanence sur le feu de la vie. Sous le regard bienveillant de la société en cours qui surveillait que nous ne nous brûlions pas, mais avec son souffle pour que nous ne refroidissions jamais. Si nous le voulions bien ; et nous ne pouvions pas ne pas en avoir envie, tant était effervescente cette société en marche. C'était la direction que notre société avait prise et dans laquelle je suis volontairement monté et remonté, y occupant tous les points d'observation et d'action que mon insatiable appétit apercevait. Tout était accessible pourvu que nous ayons désir de faire correctement, c'est à dire comme nous l'aurions aimé pour nous. La méthode, pardon pour le mot technicien, repose sur la confiance universelle que nous nous faisons car, techniquement cette fois le mot est juste, que voulez-vous qu'il arrive de mal a quelqu'un qui fait bien et qui sait que les autres font bien aussi. Cette concordance des "biens" s'autosuffit puisque c'est uniquement dans l'ensemble obtenu que le résultat global peut se voir. Ce résultat n'a pas d'importance en lui-même. Ce n'est qu'une somme de biens individuels qui ne suscitent aucune remarque, aucune jalousie puisque c'est le résultat de ce que nous sommes. Il se peut que j'ai vu dans cette direction que le bon côté des choses, ce qui a bien marché. Oui justement il importe peu que tout n'aie pas marché si nous admettons tous que le résultat en tant que somme importe moins que toutes les joies et réussites individuelles qu'elle a permises. Je me demandais quelle serait "la" découverte que je ferai à ce stade de ma vie. Je crois que c'est effectivement la vision presque géométrique de cette direction qui pourtant n'a rien d'une ligne droite. Son trait a su épouser toutes les circonstances, toutes les particularités des êtres qu'elle n'a jamais pris pour des pions. C'est la direction qui s'est lovée dans la sinuosité, la densité de tous les terrains qu'elle a rencontrés. La direction n'a jamais cherché à transformer les obstacles qu'elle rencontrait. Elle les a au contraire pris comme des points d'appui pour mieux s'accrocher à la réalité. Aujourd'hui je suis encore un tout petit point sur la ligne. Je ne suis pas négligeable. La direction a su une fois de plus s'arrêter pour m'expliquer, pour me demander mon choix, pour savoir si je continuais. Je n'ai pas encore d'hésitation et je décide une fois de plus d'aller vers le moment où je découvrirai... sans pouvoir vous en rendre compte après


AC 1 Je pars

Pour la première fois de ma vie mes pensées semblent sortir de leur cadre confiné de mes réflexions internes. Mes sentiments sont en ébullition. Je sens que quelque chose d'extraordinaire arrive. Quelque chose que personne ne connaît et pour laquelle pour une fois la société ne peut rien organiser. Les indices qui me font vous dire cela c'est le brouhaha qui s'estompe autour de moi. Un calme s'installe. Les gens sont moins affairés. L'entourage me pose des regards apparemment attristés mais humainement complices Il se forme un spectacle qui me réjouit. Comme si après avoir tout essayé la vie s'apaisait pour me jouer, pour la première fois, un final sincère, sans risque, sans promesse,... sans lendemain. Pour la première fois la vie me prend en tête-à-tête pour me dire qu'elle m'aime. Cette fête ne veut pas encore clairement me dire son nom. Elle se veut être un hymne. Et elle réussit à me recomposer par les sentiments des étapes de ma vie. Avec une joie et une pudeur pour ne pas me faire revivre la précision des faits que vous connaissez, hélas. Elle arrive sans cachotterie pourtant à me refaire traverser mon temps sans me culpabiliser, sans se culpabiliser. Nous nous retrouvons comme deux vieux ennemis qui après s'être tout dit, tout fait, ont quand même le plaisir de se voir tel que et de sourire sans regrets sur tous ces rendez-vous manqués. Je suis transporté d'allégresse dans cette jouissance de ma vie quand même. Il y a une sorte de pardon final que la vie veut me faire en illustrant avec légèreté tout le mal qu'elle m'a fait, toutes les lâchetés que je lui ai fait. Pourtant ces aveux réciproques ne sont pas une absolution. La revue se présente avec deux tableaux faisant revivre d'un côté la réalité de tous nos manquements de confiance entre la vie et moi ; de l'autre côté une vie malgré tout pleine de bonne volonté qui a voulu organiser au mieux la vie chacun, avec moi qui ne supportait pas ses continuels redressements dans le chemin qu'elle voulait m'indiquer. Il pourrait se dégager, à priori, un énorme constat de gâchis. Mais pour ce final émerge, comme une promesse malgré tout, la volonté maladroite de la vie et de moi qui avons lutté avec sincérité sans comprendre à temps que nous devions nous parler. La vie devait me faire confiance ; je devais à défaut de confiance aveugle donnait à la vie des gages d'enthousiasmes, de participation à sa dynamique, de compréhension de sa fonction redistributrice qui forcément dans sa nécessité écrase un peu tout le monde. Mes sentiments sont encore très à vifs pour saisir toutes ces subtilités et vous en rendre compte. Pourtant cet esprit a de moins en moins de corps. Ce qui se passe à l'extérieur me devient quasi invisible. Je ne sens plus mon corps. Je ne sens plus les aliments qui passent. Je ne sens plus les gens qui tournent. L'extérieur est devenu un halo complètement neutre qui ne reçoit rien de moi et qui n'émet rien sur moi. Il n'y a pas de points de frottements. Et même, comme je viens de vous décrire ce grand final de revue de ma vie, mon esprit se meut enfin dans un apaisement sans envie et sans rancune. Je ne pourrais plus décrire ce qui se passera après aussi je voudrais encore accentuer le phénomène de ce qui se passe ici et maintenant. C'est d'ailleurs ce que j'aurais du faire depuis longtemps, m'accrocher au "ici et maintenant". Car il se passe en effet pour moi une inattendue déviation de trajectoire. La logique commandait que la fin de mes jours fut dans la droite ligne de tous ses segments de vie précédents, faits de sentiments d'espoir, de quête de reconnaissance et de confiance, d'hésitation puis d'incapacité à se mettre au travail, de passage à la case déception voir dégoût ; enfin le retour à case départ de l'aigreur s'installant comme le climat ambiant. Je n'avais jamais réfléchi à ma fin mais ce devait selon toutes probabilités être le dépérissement par l'aigreur qui devait m'ensevelir. Or il se passe cette trouée des cieux qui me délivrent ce rayon moqueur de la vie. Je me sens très vivant sous son rayonnement. Il épanouit ces quelques fractions minuscules de ma vie comme si toutes les années d'amertume n'avaient été qu'une petite parenthèse. Il ne me reste que peu de temps pour réfléchir à la motivation de ce revirement de la vie à mon égard. Pourquoi ce cadeau d'adieu ? Adieu est d'ailleurs trop précipité. La confusion fantastique de la fête qui m'est offerte est qu'elle me place et me garde dans le vivant, célébrant mon importance, manifestant nos joies et nos peines réciproques. Je n'ai jamais entendu parler d'expériences similaires arrivées à d'autres. Sans doute pour les raisons chronologiques qu'il n'y a plus d'après et plus personne pour le relater. Vous êtes vous lecteurs de ces présentes lignes peut-être les premiers à savoir que cela existe. Mais j'en suis sur votre fête sera différente. Vous ne pouvez pas savoir combien tout y est terriblement personnalisé à ma seule relation avec cette vie. Ce n'est pas une fête stéréotypée, préparée, comme toutes ces manifestations bien organisées mais conventionnelles qui ont ponctué comme une horloge cette vie sociale que j'exécrai. Peut-être devrai-je en finir avec cette histoire et commencer à faire mes bagages. Ah oui, quand même, encore une impression à propos de bagages. On s'imagine toujours une valise dans laquelle on met soi-même délibérément ses petites affaires. Ici et maintenant, à l'image de cette vie matérielle qui s'estompe, l'espace se rétrécit comme un cocon qui se refermerait autour de moi mais avec au fond un fin canal qui me permet encore de m'échapper avec mon esprit. Puisque la vie me fait un sourire je veux le lui rendre de manière sincère et lui dire qu'avec l'humour que nous avons dans cette fête finale nous avons la preuve que nous aurions pu avoir une toute autre vie. Nous aurions pu commencer aussi par la fête, et la continuer jusqu'ici. Nous venons de prouver que nous pouvions nous parler alors que nous avons passé urne vie à nous ignorer. Société, tu es la somme des hommes, tu es le clignotant actif de leurs possibilités, tu es après la manifestation de l'homme. Pourquoi as-tu voulu te mettre avant moi, me dire comment faire, où aller, comment me comporter. Je sais maintenant que tu voulais bien faire ; je sais maintenant que j'aurais du m'interposer pour te remettre à ta place de structure à ma disposition. Je vais être très franc avec toi. Je sais maintenant que tu n'étais rien et que j'avais le droit et le devoir de t'obliger à te réorganiser pour moi et pour les autres. J'ai été couard et lâche. Je n'ai pas osé. non pas que tu me faisais peur car je savais que tu n'existais pas en tant que personne. Je n'ai pas osé parce que tu me promettais toujours que tout irait bien si je me laissais faire. Je t'ai laissé te parer de grands airs de liberté dont je me suis asphyxié. C'est moi qui n'ai pas réagis. Alors merci pour le clin d’œil final que tu me fais. Tu ne m'accuses pas. C'était à moi de choisir !




AC 2 Je pars


Mes rapports avec la réalité me font parler de la mort sans retenue, en tant que phénomène qui arrive aux autres. En effet on ne peut parler que de des morts mais pas de sa mort. J'ai une sincère confrontation avec cette ambiguïté. Je veux dire que je ne serai pas conscient de ma mort. Que ce sera la seule expérience de la vie où je n'aurai pas participé en tant qu'acteur coopératif. J'ai la tentation souvent de vouloir décider du moment de ma mort. Je me base sur l'idée, juste je crois, que nous avons un temps et une place qu'il faut savoir céder parce que la terre ne peut contenir trop de générations à la fois. Tout le cours de ma vie a été une relation de confiance pour que les événements arrivent à point et que je m'y soumette. Je n'ai pas décidé de ma naissance. Qui me donnerait l'autorité pour décider de ma mort ? Pourtant je désire ardemment que l'harmonie de la société qui nous a tous mené jusqu'ici et qui continue derrière moi trouve le moyen de savoir nous faire arrêter en temps. J'ai joué à toutes les parties auxquelles la vie m'a convié. Mon corps et mon esprit se sont livrés sans retenue, donnant au présent de l'action tout ce qu'ils avaient en eux. Aussi lorsque je constate leur épuisement naturel je ne pense pas utile de les laisser encombrer l'espace terrestre. Si mon souci de bien faire les choses m'incline à décider du moment où je dois partir il me prend quand même une réserve de savoir si ma vie m'appartient, si je peux en décider la fin (question) alors que je n'en ai pas décidé le début-naissance (certitude). Ma retenue n'est pas une peur du jugement qui m'en serait fait mais plutôt un risque de prendre une décision sans avoir touts les éléments de son bien fondé. Que sais-je de la véritable finitude de ma vie ? C'est vrai que mon corps et mon esprit disparaissent mais preuve de cet écrit mes sentiments continuent. J'ai toujours cru, et je l'ai été je crois, acteur de ma vie grâce une société de confiance qui m'en donnait les moyens. Ce rapport donnant-donnant est relativement facile à évaluer tant il y a émulation entre la société et soi. Aujourd'hui le retrait des forces du corps et de l'esprit me ferait dire que la partie de ping-pong est terminée. Mais n'est pas de ma part un manque de respect, un rabaissement à un échange égal que de faire ce constat d'arrêt de jeu. Dans le courant de la vie j'ai toujours eu coutume de ne pas forcer ma décision lorsque n'étant pas sur il n'y avait en plus pas d'urgence à la prendre. De même en bonne logique et peut-être pour compenser la première attitude j'ai coutume d'avancer clairement et tout de suite lorsque j'ai tous les éléments de décision. Devant cette mort je ne sais réellement pas. Parmi les raisons de doute j'ai aussi la réalité de mon appartenance à une société, à un environnement proche dont les sentiments à mon égard ne m'appartiennent pas. Il me semble impossible de leur faire admettre que m'aimer, s'ils m'aiment, doit leur faire accepter une décision volontaire de leur dire adieu. Je n'ai en effet pas tous les éléments à ce moment pour décider de mon jour et de mon heure. Je ne jure de rien pour l'avenir, si la lucidité d'une décision en temps m'est encore offerte. Pour le moment je laisse la question en plan... ou à peu près... car la liberté de mes sentiments caresse l'idée que tout pourrait se passer autrement, simplement. Je ne serai plus là pour vous le dire. Entre-temps, car je sais quand même que le jour viendra, je voudrai vous dire que j'ai passé une excellente vie avec vous. Nous nous y sommes donnés corps, esprit, et sentiments dans une idée totale d'addition de nos envies, d'acceptation de nos particularismes, de notre conviction de l'autre comme complément de nous, de notre rejet du préjugé. Vous m'avez permis de mettre tout cela ensemble en y ajoutant des outils pour être utile avec vous, pour me débrouiller sans concession avec moi. Vous avez toujours été un merveilleux spectacle où nous enchevêtrions les uns avec les autres sans jamais, pour ma part du moins, entraver ma liberté. Vous continuiez à danser lorsque je voulais souffler ; vous me repreniez dans la ronde lorsque je voulais avancer. Je vous vois poursuivre vos ronds jamais les mêmes sur cette terre. J'entends vos sons de plus en plus faiblement mais qu'importe car votre rythme s'est inscrit à jamais dans mes sentiments.

FIN

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